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À la Mère Brazier, passion et transmission

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

17.05.2019

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Au sein de cette institution lyonnaise quasi-centenaire, la Meilleure jeune sommelière de France en titre, Charlotte Guyot, s’épanouit sous le regard bienveillant de deux Meilleurs sommeliers de France. Ici, la notion de transmission est au centre de tout – et elle se retrouve dans le verre comme dans l’assiette.

Quand Eugénie Brazier a ouvert son restaurant en 1921 dans le 1er arrondissement de Lyon, imaginait-elle que, près d’un siècle plus tard, l’établissement trônerait encore fièrement comme l’une des figures de proue de cette capitale des gastronomes ? Faire durer une institution à travers les générations, la faire vivre et évoluer sans trahir son identité, n’est pas une affaire facile. La Mère Brazier a bien failli succomber aux assauts du temps et il a fallu l’opiniâtreté d’un chef, Mathieu Viannay, pour lui offrir la seconde jeunesse dont elle jouit aujourd’hui. Sacré Meilleur Ouvrier de France en 2004, ce cuisinier de talent tombe sous le charme d’un restaurant tombé en désuétude mais chargé d’histoire, et rachète les lieux en 2008. Il va s’employer à lui redonner un second souffle, tout en respectant « l’âme de la maison et ses fondamentaux ». Une série de travaux – dont les derniers en date, finalisés en août 2018 – ont rendu son éclat à la Mère Brazier tout en conservant son côté intime, chaleureux, bienveillant, un peu hors du temps. Le Guide Michelin attribue deux macarons au restaurant dès mars 2009, qu’il a conservés depuis.

Un tandem inestimable

Présent aux côtés de Mathieu Viannay depuis le début de l’aventure, le chef sommelier Denis Verneau arbore lui aussi le col tricolore de Meilleur Ouvrier de France (ainsi que le titre de Master of Port). Les deux hommes, qui font un bout de chemin ensemble depuis plus de dix ans, partagent un même amour du vin. Denis Verneau, c’est un peu le chef sommelier tel que l’on n’ose plus le rêver : élégant, aimable, à l’écoute, précis, bienveillant, et surtout sans aucun snobisme par rapport au vin. En arrivant en 2008, il a dû recomposer la carte des vins à partir de zéro ; elle compte aujourd’hui plus de 1000 références, et 20 000 bouteilles, faisant bien sûr la part belle à la Bourgogne, à la vallée du Rhône Nord (deux pages juste pour Côte-Rôtie…), au Beaujolais (deux pages également !), mais aussi à la Loire (le chef et le sommelier ne partagent pas pour rien le même ADN ligérien), est ponctuée de quelques grandes références de Bordeaux, et s’ouvre de plus en plus au Jura, à la Savoie. Comme beaucoup d’établissements, la Mère Brazier a fortement développé l’offre de vins au verre, et propose depuis environ deux ans un accompagnement « sur mesure » avec le menu dégustation : Mathieu Viannay et Denis Verneau échangent beaucoup sur les meilleurs mariages entre les plats et les vins, goûtent les sauces, n’hésitent pas à bousculer les habitudes (un gamay avec le fromage, c’est le péché mignon de Denis…) ou à lorgner vers les ivns étrangers.

L’ouverture d’esprit, l’ouverture tout court – « les chefs ont tout intérêt à s’intéresser à d’autres choses qu’à la cuisine », explique Mathieu Viannay, qui a grandi avec des grands-parents vignerons et n’exclut pas, un jour, lui aussi de franchir le pas – mais aussi la passion de la transmission réunissent les deux hommes. C’est à ce titre que Denis Verneau, qui a commencé comme barman avant de découvrir sa vocation chez Thierry Marx et prendre son envol auprès d’Eric Beaumard, met un point d’honneur à former de jeunes sommeliers : « il faut savoir prendre ce temps, c’est un engagement, il faut le faire bien ou ne pas le faire, mais c’est indispensable pour pérenniser notre métier ; on doit expliquer, ré-expliquer, attiser la curiosité, insuffler des notions d’humilité et d’empathie. Être sommelier, c’est intégrer une immense somme de paramètres, mais il faut savoir garder une forme de simplicité ».

Charlotte Guyot, l’exception

Denis, qui travaille en salle avec trois sommeliers, a pour habitude de ne garder ses apprentis qu’une seule année. Pour la première fois, il a fait une exception : avec Charlotte Guyot. Arrivée en formation en septembre 2017, elle a été titularisée en septembre 2018, pour finalement passer sommelière en février 2019. Une progression fulgurante pour une jeune femme au talent naturel. « Charlotte est une exception », souligne Denis Verneau. « Elle a un fort potentiel, une grande maturité, une capacité d’intégration, un contact client qui sont des qualités rares ». Et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa trajectoire est fulgurante. Elle qui se destinait à être prof de maths, puis s’est orientée vers la pâtisserie (elle a notamment travaillé chez Apicius avec Jean-Pierre Vigato) s’est découvert une passion pour le vin et la sommellerie. Après une année d’un « break personnel et spirituel » à Rome, cette férue de philosophie arrive à Lyon en 2016 pour entamer son apprentissage au lycée Dardilly. Elle rejoint l’équipe de Denis Verneau à la Mère Brazier… On connaît la suite. « Le goût de la transmission de Denis, la confiance qu’il m’a accordée, m’ont donné envie de me dépasser. Comme je suis très exigeante, j’avais l’impression que ce que je faisais n’était jamais suffisant, mais je voyais bien que je progressais, et que j’aimais de plus en plus ce métier ».

Naturellement, ses « mentors » de la Mère Brazier encouragent Charlotte à se présenter au concours de Meilleur Jeune Sommelier de France. « J’avais peur de l’échec », se souvient la jeune sommelière. « J’ai dit à Denis, ‘je m’inscris si vous m’entraînez’. On a travaillé la théorie, la culture, les spiritueux, les vins étrangers… » Finalement, sur les 120 candidats qui se présentent à la sélection en janvier dernier, 12 sont retenus, dont Charlotte. Elle arrive en demi-finale en avril, très entraînée, galvanisée par sa mention toute récente, dotée d’un bon niveau d’anglais. Sa prestation est remarquable, et elle se présente en finale avec la volonté d’être « la plus naturelle possible ». Lorsque le verdict tombe et annonce le nom de Charlotte Guyot comme Meilleur Jeune Sommelière de France, « je ne réalisais pas. D’ailleurs je ne réalise toujours pas. D’un coup, toute la profession vous entoure, on a l’impression de faire partie de la famille ».

« La Mère Brazier existera après nous »

Cette victoire est bien sûr un motif de fierté pour Denis Verneau : « je suis d’abord heureux pour elle. Elle s’est donnée beaucoup de mal, elle n’a pas ménagé sa peine et réussi à vaincre ses démons. Le niveau était élevé, elle a su dépasser la pression du concours et être comme elle est au restaurant, avec une grande facilité de contact, une sensibilité, un goût du partage, une vraie émotion du vin ». Mathieu Viannay confirme : « bien sûr, nous sommes très fiers. Charlotte a encore beaucoup à apprendre mais elle a toutes les cartes en main, pourvu, qu’elle continue d’exercer ce métier dans la joie ». Cela veut-il dire qu’elle sera prochaine candidate à d’autres concours, MOF, Master of Port, voire Meilleur Sommelier de France ? « Elle en a le potentiel », avance Denis Verneau, « et peut devenir une des futures grandes figures de la sommellerie française. Reste à voir si elle en a l’envie, si elle arrivera à trouver le bon équilibre entre l’exigence de ce niveau et la vie familiale, personnelle, et si elle saura vivre avec la pression que tout cela implique ».

L’intéressée, elle, ne se projette pas encore sur ces échéances : « je laisse cela de côté pour l’instant et savoure déjà ce qui se passe. J’ai encore un gros travail sur moi-même à continuer, et j’ai d’autres projets, comme par exemple vivre une expérience à l’étranger ». Se voit-elle pour autant suivre les traces de Pascaline Lepeltier et contribuer à écrire l’histoire de la sommellerie française au féminin ? « Je n’ai pas forcément une lecture hommes-femmes de ce métier, bien que je pense que les femmes sommelières peuvent apporter quelque chose de plus émotionnel, un sentiment, une émotion. Le fait que la profession se féminiser est le juste cours des choses », précise celle dont l’un des plus beaux souvenirs de dégustation est un corton-charlemagne d’Henri Boillot.

Un jour, dans pas si longtemps, Charlotte Guyot quittera la Mère Brazier pour de nouvelles aventures, ayant apporté sa pierre à l’édifice de cette vénérable maison, comme le font Denis Verneau et Mathieu Viannay depuis onze ans. Le chef aime mettre en avant cette notion selon laquelle « l’institution est plus importante que le chef et le sommelier, même si nous mettons un point d’honneur à travailler dans un respect mutuel pour hisser ce lieu, que l’on a vu grandir ensemble, vers les sommets. La Mère Brazier existait avant nous, elle existera après nous ». Parole d’évangile – selon Mathieu.

Charlotte Guyot sera présente à l’événement professionnel Sommeliers Dating, à Paris ce lundi 20 mai.