Accueil L’édito de Rodolphe Wartel : Élise Lucet et le CSA, « fermez le ban »

L’édito de Rodolphe Wartel : Élise Lucet et le CSA, « fermez le ban »

Auteur

Rodolphe
Wartel

Date

07.11.2018

Partager

Dans son éditorial du nouveau « Terre de vins » (aujourd’hui dans les kiosques), Rodolphe Wartel, directeur du magazine, revient sur deux « affaires » qui ont agité le Bordelais dernièrement : le traitement médiatique des pesticides par Élise Lucet et son émission « Cash Investigation » et le traitement judiciaire de deux crus classés soupçonnés de « prise illégale d’intérêts ».

« Élise Lucet, suite et fin ? Lors de notre numéro de mai, nous avions vivement dénoncé l’émission « Cash Investigation », d’Élise Lucet. Cette prise de position avait suscité un courrier abondant. La journaliste de France 2 n’ayant pas jugé nécessaire de répondre à nos innombrables sollicitations, nous avions alors saisi au printemps le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et son président, Olivier Schrameck. La nouveauté ? À la rentrée, une lettre du Conseil supérieur de l’audiovisuel, datée du 2 août, est enfin parvenue à la rédaction de « Terre de vins ».

En 21 lignes, Olivier Schrameck cite l’article 35 du cahier des charges de France Télévisions : « Les questions prêtant à controverse doivent être présentées de façon honnête… » Il rappelle également que le « nombre de décès imputables chaque année aux pesticides figurait dans un rapport de 2017 de l’Organisation des Nations unies ». Il indique enfin que, « lors de la présentation des résultats des prélèvements de poussière dans les écoles faisant état de traces de pesticides interdits, la journaliste ne formulait aucune mise en cause des viticulteurs ». Fermez le ban !

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes et s’opposer à une journaliste de France Télévisions relève d’un crime de lèse-majesté. Doit-on rappeler qu’Olivier Schrameck, haut fonctionnaire proche de Lionel Jospin, avait été fortement mis en cause par les comités de rédaction lors de la nomination, jugée « opaque et antidémocratique », de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions ? Doit-on rappeler également qu’en dépit d’un parcours dans les ministères rien ne prédestinait l’actuel président du CSA à agir auprès de l’audiovisuel public ? Alors que cette émission a suscité l’émoi de dizaine de milliers de professionnels du vin, la messe est dite en 21 lignes. La profession tout entière n’aura pas droit à davantage de considération, à une audience, à un débat, à un argumentaire riche et fourni. Malgré nos arguments, qui pointaient du doigt des manquements réels à la déontologie journalistique, rien de ce qui a été proclamé à l’antenne ne mérite de s’en émouvoir. Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel ou du Conseil supérieur des amis ?

Philippe Castéja et Hubert de Boüard. Au même moment, Hubert de Boüard, copropriétaire de château Angélus, et Philippe Castéja, propriétaire de château Trotte Vieille, ont été mis en examen pour prise illégale d’intérêts dans le classement de Saint-Émilion de 2012. Six années après l’officialisation de ce classement dont la révision est décennale, la justice se réveille enfin. Six années, six millésimes ! Des centaines de milliers de bouteilles auréolées de ce label écoulées et la justice sursaute.

Mis en examen les 18 et 19 septembre derniers, ils sont soupçonnés d’avoir participé au processus de classement alors qu’ils avaient « des intérêts directs ou indirects ». Pour rappel, Hubert de Boüard a présidé le comité régional de l’Inao, Institut national des appellations d’origine ; Philippe Castéja en était également membre en 2012. En quoi cette réalité que personne ne découvre peut-elle laisser peser le soupçon d’un trucage lamentable ? Plus largement, c’est la question de la représentation de notre système institutionnel qui est posée : faut-il se faire défendre par des esprits brillants qui nous font partager leur réussite et leur expérience (au risque qu’ils soient rattrapés par ce type de soupçons dès lors qu’ils sont personnellement concernés) ou par des âmes qui n’ont rien démontré, rien investi, et ne sont donc supposées d’aucun intérêt particulier ?

La question de fond n’est pas sans menace : leurs fonctions institutionnelles leur ont-elles permis d’influencer le jury ? « Le pur intérêt personnel est devenu à peu près indéfinissable tant il y entre d’intérêt général », écrivait Henri Bergson. Dans un univers où la concurrence est exacerbée, où le prix de l’hectare a grimpé en flèche, les jalousies sont tenaces. Personne dans le monde du vin ne pourra toutefois contester deux évidences : château Trotte Vieille bénéficiait déjà du statut de grand cru classé B, fruit d’un terroir exceptionnel ; même constat pour Angélus, qui a certes grimpé d’une marche dans ce classement, mais, dans les deux cas, personne ne pourra nier la brillante régularité en matière de dégustation de ces vins au cours des quinze dernières années. Deux grands vins, deux ambassadeurs reconnus, un classement emblématique pour une appellation qui rassemble 900 propriétés. Une trilogie qui ne mérite pas autant d’opprobre. Dans un monde du vin en trois couleurs, rien ne peut se jouer en noir ou blanc. »