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Mas de Daumas Gassac : Guibert, les âmes fortes

(photos Alain Benoît, Deepix)

Auteur

Jean-Charles
Chapuzet

Date

17.05.2016

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Aimé Guibert, créateur du Mas de Daumas Gassac à Aniane, s’est éteint ce week-end à l’âge de 91 ans. Nous lui rendons une nouvelle fois hommage en republiant la saga qui avait été consacrée à la famille Guibert dans « Terre de Vins » n°16 (mars-avril 2012).

Il aurait pu être un personnage de Vincenot, truculent, atavique, malin comme un singe, un bon client pour Henri Verneuil aussi, un peu sicilien sur les bords, du genre à se passer la main dans les cheveux et, en soirée, à remonter son col. Aimé Guibert a une gueule, comme on dit dans le jargon du cinéma. De faible corpulence, il fait pourtant de la place avec ses yeux d’un bleu acier. Armé d’un tel tempérament, d’une telle trogne, pas étonnant que ce gars-là ait eu une vie à destin. Une existence dans le cuir, une vie dans le vin, des tours du monde, des racines à Millau, et des ailes à Aniane bien sûr avec ce Mas célèbre dans tout le planisphère, Daumas Gassac ! Ça claque. Sans oublier dix enfants, et « certainement d’autres… », sourit l’un d’eux !

C’est pourtant davantage dans les romans fleuves de Roger Martin du Gard que l’on peut lire l’enfance d’Aimé Guibert, décrivant avec justesse cette bourgeoisie protestante, cette notabilité huguenote parfois austère, toujours cultivée et responsable. Quand l’écrivain reçoit le prix Nobel de littérature en 1937, Aimé Guibert a 13 ans. Il est en pension en Normandie mais son pays natal est l’Aveyron, Millau plus exactement. « Je reste à jamais émerveillé par les hauts plateaux qui entourent cette ville, le Causse noir, le Causse de Larzac, le Lévezou… », témoigne-t-il. Guibert est un nom connu dans la cité, il fait partie de ces grandes familles protestantes qui détiennent l’industrie de la ganterie. « Louis XIV avait laissé aux protestants le verre et le cuir. C’est l’histoire de ma famille. Je suis huguenot et tanneur », dit Aimé avec de la fierté dans la voix. En pension chez les disciples de Le Play, le gamin connaît une éducation à l’anglo-saxonne, fondée davantage sur la confiance que sur la discipline. La famille lui donne le meilleur et Aimé Guibert finit par intégrer Sciences-Po à Paris, alors sous l’Occupation. Le jeune homme garde en mémoire ses professeurs Jean Fourastié et surtout André Siegfried : « On le buvait comme un vin sucré », dit-il. Rue Saint-Guillaume, il voit l’Appel du 18 Juin comme un moment « étourdissant » et porte un regard inconditionnel – et conditionné – sur les « bandits du PC qui décapitent la bourgeoisie ». Guibert se fait les dents et choisit son camp. Mais il préfère la littérature aux idéologies. Mauriac, Morand, Barrès au premier rang desquels Charles Péguy. A la Libération, Aimé retourne à la société Guibert Frères. L’entreprise de mégisserie compte un millier d’employés dans une ville de 20 000 âmes. Aimé part aux Etats-Unis pour vendre le cuir, se démène pour la société familiale. Il se marie et bâtit une fratrie de cinq enfants. Chez lui, les choses ne se font pas à moitié.

Nouvelle époque, révolution dans les mœurs, la ganterie s’essouffle, les affaires deviennent difficiles. « Les aînés disparaissent et je me retrouve avec la société sur les bras alors que les femmes américaines ne portent plus de gants ; les années 50 et 60 ont été pour ce secteur d’activité d’une extrême brutalité », souligne Aimé Guibert. Plus violent encore, le patron s’en va laissant à ses enfants la patate chaude ! Nous sommes à la fin des années 60, Aimé est tombé amoureux d’une jeune et belle ethnologue à la faculté de Montpellier. Elle n’a pas vingt ans ; la deuxième vie d’Aimé commence. « Mon père a une capacité incroyable à couper les ponts, à quitter le Titanic », commente un de ses enfants. Table rase ! « Rien ne s’est passé logiquement et avec des décisions géniales », explique Aimé Guibert qui n’aime pas commenter cette période.

La famille de Véronique de la Vaissière ne va pas leur adresser la parole pendant des années. Pourtant, le coup de foudre pour l’étudiante montpelliéraine n’est pas une énième aventure d’un bel homme qui préfère toujours, approchant les 90 printemps, être interviewé par les journalistes de la gent féminine.

C’est du côté d’Aniane, en 1972, que le couple pose ses belles valises en cuir. Un notaire héraultais informe Guibert qu’il y a une propriété à sauver dans l’Arboussas, avec un moulin où coule le ruisseau Gassac et où vivent deux vieilles filles et un vieux garçon, les Daumas. Les Guibert veilleront sur eux ; c’est le contrat. Quand Véronique signe, l’idée n’est pas forcément de faire du vin. Des céréales, des oliviers… L’ambitieux et bâtisseur Aimé songe même à défricher les collines pour rationaliser la gestion du sol… « Je l’ai empêché de faire des conneries ! », témoigne Véronique avant d’ajouter : « On a pris conscience que l’on héritait d’une terre saine qui n’avait pas connu la chimie. Il y avait quelques hectares de vignes. On s’est fait conseiller et l’aventure a commencé ». Deux personnes clefs sont à l’origine de Daumas Gassac. Le géographe Henri Enjalbert d’abord, qui assura qu’ils avaient là un terroir d’exception et l’oenologue Emile Peynaud ensuite qui trouva, dira-t-il, « l’occasion rarissime d’être au début d’un vin exceptionnel alors que, ma vie durant, j’ai conseillé des grands vins établis ».

Il ne manquait plus qu’un commercial ; il était tout trouvé. « Lorsque j’achète Gassac, je suis au milieu de ma vie, j’aimais l’agronomie et j’étais un travailleur acharné, excessif. Emile Peynaud a débarqué, je l’ai écouté, j’ai tout appris dans les trois jours de sa venue », explique Aimé Guibert. Les premières bouteilles de cabernet-sauvignon sortent en 78 du Mas Daumas Gassac, ce rouge devient vite un assemblage riche d’une vingtaine de cépages fruits de la passion pour l’agronomie et pour l’Histoire du couple Guibert. Le démarrage est rude, mais une paire d’années plus tard, les vins se font remarquer à Londres. « Les grands connaisseurs sont là-bas », explique-t-il. Les flacons se vendent comme des petits pains et la presse s’affole. Jamais les vins du Languedoc n’avaient eu une telle aura. « Un Lafite en Languedoc », signe le Times ! De quoi panser un peu la cicatrice de la maison Guibert Frères qui ne sera jamais totalement refermée (il conservera des activités dans le cuir pour des grands couturiers jusqu’au milieu des années 80)…

Les années 80 et 90 sont celles de la reconnaissance et du succès. La clef de ce dernier est le résultat d’une addition assez simple : des terroirs et des neurones. « C’est l’histoire d’une fidélité aux valeurs de la France d’autrefois, de deux amoureux de la nature qui ont prouvé que l’on pouvait faire de grands vins dans cette région », témoigne Renaud de la Vaissière, frère de Véronique, observateur de la première heure au point d’intégrer le navire en 2000 en tant que commercial en Ile de France. Daumas Gassac tire en effet le Languedoc vers le haut. « Avant, la France en rigolait ! », clame Aimé. Les Guibert font de Daumas Gassac une marque ! Dès 1978, un chai et un cuvier à la hauteur de ses ambitions sont construits dans l’ancienne salle d’eau du moulin à blé. Les blancs arrivent en 1986, assemblage de chardonnay, de viognier, de petit manseng et de chenin. Ils défraient la chronique. « Le vin relève du vertige moral et religieux », confie Aimé Guibert. Le vignoble se maintiendra autour 50 hectares. En 1992, les Guibert développent une activité de négoce, Moulin de Gassac, en partenariat avec la coopérative de Villeveyrac. Aujourd’hui, la vingtaine d’étiquettes de ce négoce représentent 1, 5 millions de cols.

Et, pendant tout ce temps, la famille s’est agrandie. Nous avions dit qu’avec ses cinq premiers enfants, Aimé Guibert n’avait pas fait les choses à moitié. Et bien si ; Véronique va lui en donner cinq autres. Trois sont aujourd’hui au domaine familial. Samuel, l’aîné, depuis l’an 2000, après être passé par la Sorbonne et la Nouvelle-Zélande pendant un septennat. « Mon père avait plus de 70 ans, je ne voulais pas manquer de travailler avec lui… C’était le moment », dit-il. Avec le même charme que le père, il se partage entre Aniane et les Etats-Unis où il a rencontré son épouse en 2004. Roman, le quatrième, est plus casanier. Ça tombe bien, bonhomme, confiant, efficace, il gère les relations publiques locales. Il sait serrer des mains ; Samuel, poliment, ça l’enquiquine. Enfin, il y a le second et discret Gaël, qui s’est cherché avant de revenir au bercail. Des maths, de la finance, puis une tentative avortée dans un cyber café parisien… Au final, celui qui a des faux airs de Daniel Auteuil s’occupe aussi bien de la partie vignoble que de la finance. « Après, on verra… », confie-t-il. Restent Amélien qui ne veut pas en entendre parler et Basile qui travaille à Londres dans le vin avec le billet retour pour Aniane dans sa poche pour 2013. Sûr de lui, passé par Sciences-Po comme papa, il compte poursuive le développement à l’international tout en se voyant paysan : « cette double vision fait partie de notre héritage », assume-t-il. Petit à petit, chacun trouve sa place chez les Guibert. « C’est difficile de passer derrière Aimé, cet enfant terrible du vin, et c’est une bonne chose que Samuel soit arrivé en premier, doté d’un caractère souple, laissant encore de la place à son père », dit Xavier Kat, dirigeant une société hollandaise d’import de vins distribuant depuis le début le Mas de Daumas Gassac.

Ainsi, Véronique et surtout Aimé finissent par décrocher. « Je vois des garçons intelligents et sérieux qui ne font pas les vedettes », se satisfait le père qui a eu du mal à s’écarter, seulement en 2010 – à l’âge de 86 ans. Son dernier grand coup de communication sera celui du fameux documentaire de Jonathan Nossiter, Mondovino, où Aimé Guibert devient le vigneron résistant contre le milliardaire américain Mondavi qui a voulu s’implanter sur les belles collines calcaires de la commune d’Aniane. « Ce fut un peu caricatural », reconnaît son épouse. Toujours est-il, avec sa belle gueule, Aimé Guibert a encore une fois charmé son auditoire. Même si le film montre un Guibert contradictoire, anti-Rolland mais pro-Magrez, tout le monde a retenu en lui l’adversaire de la « parkérisation ». « Mon père a toujours su raconter les histoires, c’est son talent, mais n’oublions pas que c’est ma mère qui a découvert la ferme, c’est ma mère qui n’a pas voulu de produits chimiques, trop de gens oublient que sans elle, mon père n’aurait rien fait », rappelle Samuel. Car si Aimé est brillant, Véronique l’est tout autant. A coup sûr, c’est en ethnologue qu’elle a pensé Daumas Gassac. « Ma première vision du Mas avait été celle du vieux Jean Daumas, genoux pliés derrière l’araire que tirait le cheval, et environné de rouges-gorges », écrit-elle dans son livre, Un mas de cocagne. Cette amoureuse de l’Irlande – où ils ont un pied à terre, nourrie de celtitude et d’hindouisme, lectrice de Giono, de Dostoïevski ou de Kessel, n’a jamais trahi ce tableau originel si ce n’est que les chênes kermès et la garrigue ont fait un peu de place à la vigne.

Carte d’identité

La société de la famille Guibert compte 34 salariés (chiffres printemps 2012, NDLR) pour un Chiffre d’Affaires avoisinant les 6 millions d’euros avec un résultat net de 66 000 euros. La partie négoce Moulin de Gassac représente 1, 5 million de bouteilles (dont 60% de rouge) et le Mas de Daumas Gassac produit 120 000 cols de rouge, 60 000 de blanc et 25 000 de rosé Frizant (vin pétillant). 45% de l’ensemble de la production s’envole à l’étranger et 20 000 visiteurs se rendent à Aniane tous les ans. Parmi les cuvées qu’il faut acquérir, le Mas de Daumas Gassac rouge 2009 (35 euros), millésime superbe, vin encore sur sa retenue qu’il convient de garder ; le Mas de Daumas Gassac blanc 2010 (35 euros), minéral, complexe, prétentieux, sur la fleur blanche, à boire de suite ou plus tard ; enfin, le Moulin de Gassac Guilhem rouge 2009 (5 euros), séducteur, vin plaisir, à apprécier sans modération compte-tenu de son prix.

De gauche à droite : Roman, Samuel, Basile, Gaël et Amélien Guibert.