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Guide Michelin : le vin sur les tables étoilées

Auteur

La
rédaction

Date

01.03.2013

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A l’occasion de la sortie de l’édition 2013 du Guide Michelin, nous nous sommes penchés sur la place du vin dans les restaurants étoilés : comment il est choisi, servi, valorisé, tarifé… Nouveaux promus, grands chefs reconnus et experts de la gastronomie ont accepté de témoigner.

Chaque année, la sortie du guide Michelin est un événement pour tous les amateurs de bonnes tables et pour les professionnels de la gastronomie. Un événement toujours sujet à discussions, commentaires et polémiques ; mais si l’on trouve invariablement des observateurs prompts à juger le guide rouge « poussiéreux », dépassé ou figé, c’est d’un œil toujours curieux que les passionnés observent la nouvelle moisson d’étoiles. Pour cette édition 2013 (qui sort aujourd’hui 1er mars en librairies) du guide France, ce sont plus de 8700 établissements qui sont passés au crible, dont près de 4300 restaurants. 596 d’entre eux se retrouvent « étoilés », dont 39 nouveaux une-étoile, 5 nouveaux deux-étoiles et 1 nouveau trois-étoiles. Ces tables incarnent, aux yeux du guide Michelin et de ses lecteurs, le meilleur de la cuisine française. Mais qu’en est-il de l’autre grand pilier de notre tradition gastronomique (et qui nous intéresse particulièrement à « Terre de Vins »), le vin ? Quelle place occupe-t-il dans ces tables étoilées ? Comment les chefs et les restaurateurs l’appréhendent-ils, le sélectionnent-ils, le valorisent-ils, et à quel prix ? Qui sont les « bons ambassadeurs » du vin parmi les établissements étoilés ?

Terroir et grandes étiquettes

Fondateur du site Cuisiner en Ligne, Stéphane Riss est un expert des coulisses de la gastronomie française. Il a créé sur Facebook le groupe « Pronostics Guide Michelin », une vraie mine d’information qui diffuse, bien avant la plupart des journalistes gastronomiques, des informations précieuses sur les futures tables étoilées ou le « mercato des chefs » à la tête des cuisines les plus prestigieuses. Pour lui, cette édition 2013 du Michelin se distingue « par la mise en avant de chefs proches de leur terroir. On voit des chefs qui favorisent les circuits courts, qui s’inscrivent dans une démarche de proximité dans le choix de leurs produits, mais aussi de leurs vins ».

De fait, bon nombre de tables étoilées se situent au cœur de grandes régions viticoles, et privilégient donc la carte du vin local ou régional. « Évidemment, il y a une dichotomie Paris-province, précise Stéphane Riss. A Paris, les restaurants étoilés vont peut-être davantage jouer la diversité car ils sont moins inscrits dans un territoire viticole, et plus on va monter en gamme, plus la carte des vins va être abondante, avec des prix de plus en plus élevés. Les tables de province se recentrent davantage sur une sélection régionale et, souvent, des prix plus raisonnables ». Au final, on pourrait diviser la place du vin dans les tables étoilées en deux grandes catégories, avance Stéphane Riss. D’un côté, les établissements à un macaron (ou proches de l’avoir), fonctionnant avec une petite équipe, qui n’ont pas forcément un sommelier ou les épaules pour assumer un stock important, où la sélection est opérée par le chef lui-même, est souvent resserrée, avec des tarifs affutés, une offre de vin au verre… De l’autre les établissements à deux ou trois macarons, avec un chef sommelier, une carte composée à quatre mains avec le chef, de grandes étiquettes, de grands millésimes, un travail permanent de découverte et de dégustation, un stock important et des tarifs pouvant rapidement s’envoler.

A l’Arpège, un budget annuel de 780 000 €

Alain Passard, chef du restaurant L’Arpège à Paris (trois macarons au guide Michelin), souligne l’importance de faire évoluer sa carte des vins « au fil des saisons. Je ne bois pas les mêmes vins au printemps qu’en automne. Ce n’est pas la même cuisine, pas les mêmes produits donc pas les mêmes vins. C’est un travail en duo avec Gaylord Robert, le chef sommelier, qui me fait goûter des vins au déjeuner et au dîner. Puis, nous échangeons sur la qualité et les accords possibles avec les plats. C’est une question de sensibilité et d’affect. Nous avons 600 références à la carte. 600 autres qui dorment dans une cave annexe. Pour une maison connue comme la nôtre, c’est un budget (780 000 € par an, NDLR) mais nous nous devons d’avoir cette politique. Nous avons quelques références prestigieuses et aussi quelques références de renoms plus modestes avec un fort intérêt qualité-prix-plaisir ».

Même son de cloche du côté d’Emmanuel Renaut, chef (également trois fois étoilé) de Flocons de Sel, à Megève. Sa carte des vins d’une quarantaine de pages, élaborée avec son chef sommelier, a d’abord pour objectif « de pouvoir faire plaisir à tout le monde. Je connais une grande partie des vignerons sélectionnés, les hommes derrière les flacons. J’aime comme en cuisine que les vins aient une identité forte, une marque de fabrique, avec du caractère. Bien sûr, nous avons voulu accorder une place particulière aux vins de Savoie, montrer qu’il y a de très belles choses dans notre région, revaloriser la mondeuse, la roussette. Nous avons aussi une très belle sélection de champagnes, de vins de Loire, d’Alsace, mais aussi de vins italiens, que j’adore ». La cave de Flocons de Sel se distingue enfin par une superbe sélection de chartreuses, que le chef collectionne depuis plus de vingt ans : une centaine de bouteilles, certaines plus que centenaires…

Cordeillan-Bages, deux étoiles au cœur du Médoc

Encore plus ancré dans une région viticole de grand prestige, le relais & châteaux Cordeillan-Bages (deux macarons au Michelin) appartient à la famille Cazes, propriétaire du Château Lynch-Bages, grand cru classé 1855 (Pauillac). Le chef sommelier Nicolas Geoffroy y élabore, en concertation avec le chef Jean-Luc Rocha, une carte des vins riche de 1200 références : « 60% Bordeaux, 40% autres régions. Le Médoc est bien sûr fortement représenté, avec les grands crus classés (premiers vins, seconds vins), un large éventail de millésimes… Bien sûr les vins de la famille Cazes figurent en bonnes places, avec de très belles bouteilles de Lynch-Bages (82, 90) qui proviennent directement des chais du château, mais nous ne les mettons pas en avant de manière excessive. Nous effectuons aussi un gros travail pour dénicher de nouveaux vignerons de la région. Les clients qui viennent à Cordeillan-Bages sont au cœur du vignoble médocain, il faut donc pouvoir leur offrir un très large choix de vins de Bordeaux, mais nous restons ouvert à tout, avec une belle sélection de vins de Bourgogne, de la vallée du Rhône, du Languedoc-Roussillon… Un établissement comme le nôtre a la chance d’être allocataire dans de très grands domaines, comme la Romanée Conti, c’est un privilège ».

Est-on pour autant obligé, lorsque l’on aspire à rejoindre la constellation des établissements étoilés, d’opter pour une carte des vins rutilante, abondante, gonflée de références ? « Pas forcément, nuance Stéphane Riss. On assiste à l’émergence de nouveaux chefs qui sont très pointus dans le domaine du vin, veulent d’abord signer une carte cohérente, curieuse, en accord avec leur cuisine. Parmi les chefs qui ont reçu deux macarons cette année, on a un Yoann Conte (Annecy) avec une très belle cave régionale, un William Frachot (Dijon) bien sûr très fort sur la Bourgogne, un Alexandre Couillon (Noirmoutier) qui va vers des domaines peu connus, parie sur le sensible. David Toutain, qui n’est pas étoilé mais figure parmi les jeunes chefs les plus en vue (ex-Agapé Substance), parie sur le vin nature… Ce sont des chefs qui s’intéressent de plus en plus au vin, osent, font des choix. »

Sortir des sentiers battus

Confirmation auprès de quelques « promus » de l’édition 2013, qui ont obtenu leur premier macaron. Benjamin Collombat, chef du restaurant Côté Rue à Draguignan, a signé ainsi avec sa sommelière Aurélie Laverrière « une carte (un peu plus de 120 références, NDLR) qui met l’accent bien sûr sur la Provence, avec de belles bouteilles de la région, mais on va chercher des vins de pays, des petites découvertes qui sortent des sentiers battus. Comme dans ma cuisine qui va privilégier les produits oubliés, nous ne voulons pas nous en tenir aux classiques ».

Sébastien Sanjou ne dit pas autre chose. Le chef tout juste étoilé du Relais des Moines aux Arcs sur Argens explique : « initialement, nous avions une carte des vins bien construite, mais très classique. Nous avions « ce qu’il fallait avoir », les grands noms de Provence, de Châteauneuf-du-Pape, des grands crus de Bordeaux, du Chapoutier… Nous avons peu à peu évolué vers des producteurs moins connus, des vins plus confidentiels, mais surtout vers plus de simplicité. Avec ma femme, qui est une grande passionnée et qui s’occupe du vin, nous avons voulu remettre la notion de plaisir au centre de nos réflexions. Nous avons bien une prédominance régionale (et il y a de très belles choses dans les vins de Provence, même si les prix sont parfois élevés) mais nous aimons particulièrement les vins du Rhône, du Languedoc, la Bourgogne ».

Est-ce que ce positionnement sur le vin compte pour le guide rouge au moment d’attribuer une étoile ? Pour Benjamin Collombat, « la sélection des vins, c’est comme un bijou sur une belle femme, c’est une touche en plus, c’est un gage de qualité de la maison, mais ce n’est pas le facteur prépondérant dans le choix du Michelin ». Sébastien Sanjou, lui, aborde la question autrement : « au contraire, l’étoile va nous obliger à nous bouger encore plus et à continuer à développer notre carte des vins, non pas en ayant davantage de références, mais en étant toujours plus pointu ». Des hauteurs de Megève, Emmanuel Renaut voit les choses différemment : « bien sûr, la carte des vins fait partie intégrante de l’image de l’établissement, elle nécessite un très gros travail de fond et joue un rôle clé dans l’expérience du client. Mais pour obtenir trois macarons, c’est l’assiette qui compte, et pas le nombre de références ».

Eguiazabal, bar à vins étoilé

Voilà qui pourrait faire un peu tiquer Pierre Eguiazabal. Sa Cave Eguiazabal, institution créée à Hendaye par son grand-père en 1923, vient de recevoir son premier macaron. « Une belle récompense, sourit-il, d’abord pour la cuisine du chef Vivien Durand, mais surtout pour un « vrai » bar à vins comme le nôtre ». Sommelier de formation (il est sorti de la première promotion du lycée hôtelier de Tain l’Hermitage en 1983), il s’est illustré au côté de chefs prestigieux (Bernard Coussau, Alain Chapel) avant de reprendre les rênes de l’établissement familial. « Mon constat naturel en revenant au pays, c’était qu’il faut manger en buvant du vin. Et remettre le vin au cœur du repas gastronomique français, renforcer le lien entre la cuisine et le vin. D’où mon souhait d’ouvrir, en 2002, un bar à vins à côté de la cave, et de le faire évoluer vers une cuisine gastronomique, avec l’arrivée de Vivien en 2006 ». Une table de poche (12 couverts au bar, 12 couverts en salle) dont la carte évolue toutes les deux-trois semaines et propose en permanence une vingtaine de vins au verre. A comparer aux quelque 1500 références affichées dans la maison, que le client peut consommer sur place au prix caviste majoré de 20 €. « C’est un choix qui peut paraître cher sur les vins d’entrée de gamme, mais très avantageux sur les grands vins. Je veux que l’on se fasse plaisir, j’ai une clientèle de grands amateurs qui viennent s’encanailler, pour qui on ne peut pas faire de bon repas sans un bon vin. » Intarissable lorsqu’on le lance sur le sujet, Pierre Eguiazabal aiment les « vrais vignerons, qui travaillent la terre », et les vins qui ont une âme. Avec une prédisposition pour le Rhône et la Bourgogne, le pinot noir et la syrah, mais aussi pour la nouvelle génération du Beaujolais, qui travaille avec talent, et signe « des vins pour manger, pas des vins bodybuildés ».

Le juste prix

Côté prix, la Cave Eguiazabal fait figure d’exception dans un paysage gastronomique français où le prix du vin au restaurant fait souvent grincer des dents – avec des coefficients multiplicateurs pouvant aller jusqu’à x5. « Beaucoup d’établissements reviennent à des coefficients plus raisonnables », avance Stéphane Riss. Ou du moins veillent à proposer un choix assez large pour que le client ne soit pas obligé de s’endetter à vie pour commander une bouteille ! Chez Alain Passard, à l’Arpège, on applique « en moyenne un coefficient de 3. La bouteille la moins chère est à 35 €, la bouteille la plus chère est à 9 000 € ». A Cordeillan-Bages, la palme revient à une Romanée Conti 2009 (11 000 €) mais Petrus 1995 ou Mouton 1961 affichent aussi un impressionnant 4500 € sur l’addition… « Mais nous avons des vins à partir de 15 € la bouteille, souligne le chef sommelier Nicolas Geoffroy. Nous essayons d’alterner entre coefficients multiplicateurs et marges, pour proposer des tarifs diversifiés ».

« Il n’y a pas de règle, précise le chef Emmanuel Renaut. Pour un grand bordeaux ou un grand bourgogne à 3000 €, nous appliquons une marge minimale. Cela dépend du vin, mais en moyenne un coefficient de 2, 5 nous semble bien. Nous proposons des vins de 50 € à 5000 €. Mais vous savez, l’achat de vin en quantité, son stockage dans des conditions optimales jusqu’à ce qu’il soit servi à point sur notre table, cela demande un énorme investissement, qui forcément se retrouve dans le prix ». Au vrai, le maître mot chez les étoilés semble être devenu la souplesse, pour s’adapter aux nouvelles habitudes de consommation : « nous avons beaucoup développé les demi-bouteilles, les bouteilles de 50 cl, le vin au verre, pour répondre aux attentes différentes des clients », précise Benjamin Collombat. On a également beaucoup vu se développer des menus « accords mets et vins » où un verre de vin différent est proposé avec chaque plat. C’est le cas par exemple chez Sébastien Sanjou, avec son menu dégustation en sept services.

Mets et vins

Le mariage de la cuisine et du vin, une éternelle quête sur laquelle les chefs (et leur sommelier, quand ils en ont un) reviennent inlassablement. Chacun avec sa méthode, ses figures de style et ses coups de cœur. D’un côté, Emmanuel Renaut confesse : « égoïstement, je ne pense pas au vin quand je fais un plat, l’association vient après : à titre personnel, je ne suis pas un inconditionnel de l’accord un plat / un vin, je préfère qu’un vin serve de fil rouge durant tout le repas, même si c’est difficile – quoique généralement, je fais une cuisine de blancs ». De l’autre, Alain Passard, grand spécialiste des légumes, explique que « le vin doit être un allié et non un ennemi. Je recherche l’harmonie parfaite, ce doit être en symbiose et un exhausteur de mes plats. Boire du vin c’est facile, consciencieusement c’est mieux ! Ce que je recherche, c’est la chromatique. Par exemple : la betterave en croûte de sel au vin chaud, avec un cabernet franc de Loire, c’est l’accord parfait. Couleur, corps et puissance. »

Les chefs qui travaillent à quatre mains avec leur sommelier (ou leur conjoint) explorent sans cesse de nouvelles options, de nouvelles idées d’accords. « J’ai la chance de travailler avec Jean-Luc Rocha depuis dix ans, je connais très bien sa cuisine, déclare Nicolas Geoffroy. Cela m’aide, pendant une dégustation, à voir ce qui pourrait bien se marier avec ses plats. Comme ce riesling vendanges tardives 1990, tendu et aromatique, se mariant à merveille avec une recette de seiche, bouillon au sésame et pain perdu aux algues ».

« J’ai eu un gros coup de cœur pour la tête de cuvée Inspire 2010 du Château Roubine, s’enthousiasme Benjamin Collombat. Avec un ris de veau au beurre de réglisse et déclinaison de topinambour, c’est super ! » Privilégier une approche ludique et décomplexée des accords mets et vins, pour retrouver le plaisir du vin au restaurant, et si c’était cela la clé ? Pour conclure, Stéphane Riss voit plus loin : « mon plus bel accord récent, c’était un accord… met et eau. Au restaurant l’Air du Temps, en Belgique, lors d’un repas à quatre mains préparé par le chef Sang-Hoon Degeimbre et David Toutain. C’était un plat de gnocchi pomme de terre et foie gras, dans un bouillon de pomme de terre, servi avec un verre d’eau infusé à la pomme de terre. L’eau est travaillée avec ultrasons, on a l’impression de boire de la pomme de terre, c’est un accord extrêmement pur, vraiment étonnant ». Et là, inutile d’argumenter avec le sommelier autour d’un goût de bouchon…

Mathieu Doumenge