Accueil Anthony Barton : « Danser le Charleston et boire un bon coup »

Anthony Barton : « Danser le Charleston et boire un bon coup »

(photos : Jean-Bernard Nadeau)

Auteur

Jean-Charles
Chapuzet

Date

19.01.2022

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Anthony Barton, le « gentleman du Médoc », qui dirigea durant près de 30 ans les vignobles familiaux – notamment les deux grands crus classés de Saint-Julien Léoville-Barton et Langoa-Barton –, s'est éteint hier, à l'âge de 91 ans. Il y a sept ans, en décembre 2015, il se confiait « sur le Divin » à notre journaliste Jean-Charles Chapuzet.

Pour le Divin, nous devons nous tutoyer...
Entendu…

Anthony, dans l’univers du vin, on parle souvent de toi comme d’un monument, qu’en dis-tu ?
Oui, je ne sais pas pourquoi. C’est compliqué de répondre à ça. On m’a souvent fait beaucoup de compliments sur le fait que je gardais mes prix assez bas alors que j’aurais pu vendre plus cher. Et maintenant je regrette un peu cette politique car parmi les vins les plus cotés, Léoville-Barton traîne. En fait, on m’apprécie car je crois que je suis gentil (sourires).

Au fond, n’y-a-t-il que le vin dans la vie ?
Ce fut ma vie bien sûr… J’ai fait beaucoup de sport, j’ai beaucoup pêché, chassé. Mon âge aujourd’hui ne me permet plus de pêcher, j’en suis malheureux, j’adorais ça notamment en Norvège, c’est magnifique et on peut faire des kilomètres sans voir personne. J’y passais parfois jusqu’à trois semaines avec mon fils qui est décédé… J’y ai fait aussi de bonnes affaires.
Enfin, j’aimais beaucoup danser le Charleston et boire un bon coup.

Parfois, songes-tu à ton ancêtre, cet Irlandais protestant Thomas Barton venant sur les terres bordelaises en 1725 ?
Honnêtement, je pense beaucoup plus à son petit-fils Hugh. Thomas, lui, a créé la maison de négoce. Ensuite, son fils William fut inutile sur le plan du travail et il était méchant. Parmi ses enfants, c’est Hugh qui va faire prospérer les affaires et acheter les propriétés.

Et ton oncle Ronald, quatre générations plus tard, qui te passa la main ?
Je me suis très bien entendu avec lui. Il était charmant et je peux le dire, dans la maison Barton & Guestier, il faisait tout.

Mais toi, tu n’étais pas destiné à prendre la suite ?
Je ne l’ai su qu’une fois arrivé en France. En Irlande, mon frère aîné a repris la propriété de mes parents. Et mon oncle, qui avait les activités bordelaises, n’a pas eu d’enfant. Sinon je serais peut-être devenu garde-chasse ou « guilly », celui qui accompagne les pêcheurs…

Tu débarques en 1951. Si tu devais garder une première image de la France ou de Bordeaux ?
J’ai d’abord eu du mal à m’intégrer dans la société bordelaise. Et c’est avec une bande d’étudiants étrangers avec qui je me suis plu. Dans ce groupe, il y avait une Danoise… (sourires). Ma vie a changé. Elle faisait un stage pour apprendre le français, la pauvre… 60 ans plus tard, elle est toujours là…

Les affaires des vins Barton n’étaient pas florissantes ?
Les propriétés perdaient de l’argent donc mon oncle m’a placé dans la partie négoce. Et moi je n’avais pas de sous, je n’étais pas payé ! C’était invraisemblable. Pour mon oncle, c’était normal. J’en ai beaucoup souffert.

En 1967, tu démissionnes de la société de négoce Barton & Guestier pour créer « Les vins fins Anthony Barton »…
La démission, c’est pour la communication ; la vérité est que je fus foutu à la porte pour des questions de jalousie, etc. Le groupe Seagram était devenu majoritaire. Comme toujours, les grands empires veulent se débarrasser de la famille. J’ai monté ma boîte sans argent, donc je travaillais sur les stocks des autres, je n’étais propriétaire de rien.

Et ce n’est qu’en 1983 que tu t’occupes réellement de la gestion des châteaux…
C’est pour ça que j’avoue que je ne suis pas un grand viticulteur. Je suis arrivé sur le tard. Mon oncle commençait à céder un peu. Je me souviens d’avoir acheté un nouvel égrappoir, je le revois avec sa canne, maugréant, et il était ravi que nous ayons des problèmes avec cette machine.

Et en 1986, au décès de ton oncle, tu décides de vivre au château…
Personne ne l’avait habité depuis longtemps. Il y avait un manque de confort extraordinaire, mais pour moi ce sont des souvenirs agréables.

Après tous ces millésimes parcourus, quel regard portes-tu sur l’évolution des vins et du marché ?
Pour moi, c’est presque un miracle. On m’aurait dit dans les années 50 que l’on vendrait nos vins aussi chers 40 ans plus tard, je ne l’aurais pas cru. Encore aujourd’hui, je me dis qu’il faut être fou pour investir dans quelque chose d’éphémère. Un tableau d’accord, mais du vin… Quand vous le buvez, ça devient du pipi (sourires).

Une colère ?
Aucune. J’ai toujours été optimiste même dans les moments difficiles. Quand AXA m’a proposé de racheter mes propriétés à un tel prix, j’ai répondu qu’il fallait être fou pour refuser, mais que j’étais fou (rires).
Plus sérieusement, je n’ai jamais cessé d’être optimiste. Lorsque mon fils est décédé dans un accident de voiture, en 1990, je me souviens d’un monsieur à Londres qui était passé par là, sa fille fut tuée pour le contenu de son sac, pour 3 livres sterling. J’ai vu cet homme qui a repris la vie, je me suis dit que je pouvais faire la même chose.

Si tu devais retenir un grand moment de bonheur dans ce milieu ?
Le magazine « The Decanter » nomme tous les ans l’homme de l’année. J’y ai eu droit. Ce fut extrêmement sympathique. J’ai demandé à mon ami Jean-Michel Cazes de faire un discours. Ce fut une petite réussite pour moi.

Et quelques déceptions ?...
Je n’ai jamais réussi à défaire l’image pour le château Langoa d’être le petit frère du château Léoville-Barton. Ça m’agace, mais c’est comme ça. C’est un peu de ma faute en vendant plus cher Léoville, j’ai dû négliger Langoa. Mais j’ai aussi une grande réussite, je suis resté marié à la même femme pendant 60 ans… (rires).

Comment s’est opéré le passage de témoin avec ta fille ?
J’ai tout donné. Je m’en suis correctement sorti fiscalement. Pour le travail, j’ai eu beaucoup de chance d’avoir Lilian. Jusqu’à il y a deux ans (en 2013, ndlr), on a travaillé pendant plus de 30 ans dans la même pièce et sur le même bureau. On a des rapports superbes, je touche du bois. Et c’est aussi du bonheur avec mes deux petits-enfants qui ont traversé l’adolescence sans problème. Mélanie a désormais son diplôme d’œnologie. Damien, lui, est dans la finance, un domaine qu’il ne faut pas ignorer.

Comment vois-tu les vins de Barton dans un siècle ?
Je pense que c’est mort (rires). Non, je reste optimiste mais on peut douter de l’avenir quand on voit comment les vins de Bordeaux sont critiqués par les journalistes.

Et si le vin était une œuvre d’art, laquelle ?
Une musique bien sûr. Classique. Mozart.

Anthony, par tes racines anglo-irlandaises, tu es plutôt « Ulysses » (James Joyce), « Un Taxi mauve » (Michel Déon) ou « La Puissance et la gloire » (Graham Greene) ?
Honnêtement, « Ulysses », on s’embrouille là-dedans, je suis d’ailleurs surpris par le succès. Je connais Michel Déon, que j’apprécie, mais si je devais choisir, ce serait Graham Greene. Sur le plan littéraire, je lis toujours en anglais…

Au fond, ton cœur est irlandais ou français ?
Irlandais… non, anglais. Mes années d’études à Cambridge m’ont beaucoup marqué. Mes affaires aussi. J’ai beaucoup d’amis là-bas. Si je devais quitter la France, ce serait pour l’Angleterre. Mais pour le rugby, je reste Irlandais.

Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
Je m’en fous. Vraiment, je ne comprends pas les gens qui préparent leurs obsèques. On fera ce que l’on veut. Je suis un peu religieux, mais je ne crois pas à la vie éternelle.

Enfin, on peut te poser cette question, est-ce difficile d’être si sympathique ?…
(Silence) …Tu ne vas pas partir sans prendre une coupe de champagne !

Château Léoville Barton (Photo Guy Charneau)