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Bordeaux : la légende des cinq premiers

Auteur

La
rédaction

Date

31.07.2012

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Lafite Rothschild, Mouton Rothschild, Haut-Brion, Margaux, Latour, n’appartiennent pas à la famille commune du vin. Pourquoi les cinq premiers grands crus classés de Bordeaux sont-ils de tels pourvoyeurs de rêve ?

Tout se passe comme si les cinq premiers grands crus classés de Bordeaux étaient liés à l’histoire de France, bien au-delà d’une stratégie familiale et d’un intérêt particulier.
Ils occupent la tête d’un classement historique demandé en 1855 par Napoléon III et la commission impériale de l’exposition universelle de Paris, quand il fallait avant tout épater l’Europe, notamment ces fichus Anglais et ces redoutables Allemands, en leur collant sous le nez la splendeur de la France. Cette classification, à forte valeur onirique, spécificité de la viticulture bordelaise, juste mais incomplète, perdure depuis le premier jour. Comme si la nature elle-même avait décidé d’une hiérarchie définitive. Il a fallu s’appeler baron Philippe de Rothschild en 1973 pour arracher Mouton aux 2e crus et le placer chez les 1er, le seul paradis qui vaille. Aucun autre ne serait parvenu à modifier le palmarès divin.

Les cinq premiers ne font pas corps avec l’élite vineuse. Ils la dominent dans un rapport révérencieux entre seigneur et vassaux méritants, sans que ceux-ci n’émettent une seule objection. Aucun des cinq n’a jamais imaginé se placer ailleurs qu’au sommet d’une hiérarchie, mondiale de préférence, si tant est qu’elle existe. Il ne s’agit pas d’une vanité de parvenu, mais d’une évidence admise et colportée depuis quatre siècles. Quand Besins de Bezuns, l’intendant de Louis XIV, dresse le constat que les vins « les plus considérables » sont aux portes de Bordeaux, le dossier de communication est déjà au point. Il ne changera plus.

Ne jamais reculer

Margaux, le seul à porter le nom de son appellation, figure déjà dans un catalogue de Christie’s en mars 1776. Au XVIIème siècle il est entendu que Haut-Brion est l’inventeur d’un nouveau style de vin.

Ces rois sont nés d’un don céleste qui a pris la forme de terroirs exceptionnels. Ils ne sont pas les seuls à en posséder, mais ceux là, identifiés très tôt, ont été magnifiés et célébrés par leurs puissants propriétaires. Mouton, 84 hectares, vante sa croupe de 8 mètres de graves garonnaises denses et pauvres sur un sol marno-calcaire ; Margaux 80 ha, s’appuie sur l’un des plus beaux ensembles de graves günziennes du Haut Médoc. On retrouve ce sous sol à Latour, 80 ha, qui fait jouir ses vieilles vignes de la volupté des eaux du fleuve. Mais aussi à Haut-Brion, 43, 2 ha où les inestimables graves nourrissent la plante à une dizaine de mètres au dessus des fonds de cours d’eau. Lafite, 105 ha, le plus étendu de tous les grands, se réjouit chaque jour de puiser aux graves fines et profondes mêlées de sable éolien. Sans cette mine d’or invisible, point de gloire.

C’est la grandeur innée. L’autre a été acquise. Plus que d’autres les premiers grands crus sont apparentés aux propriétaires prestigieux, capitaines d’industrie, nobles investisseurs et célèbres banquiers, tous éduqués aux plus hautes exigences. La vraie culture ne produit pas de médiocrité. La notoriété et la respectabilité s’acquièrent aussi par les fortunes englouties dans les outils. Le très faible coût de revient d’une bouteille comparé à son prix de vente laisse imaginer le poids des rentes faramineuses qui le permettent.

Margaux réinvestit chaque année une bonne partie de ses capitaux entre la terre et les installations. Latour en 1964 est l’un des premiers à s’équiper de cuves en acier inoxydable à refroidissement automatique et contrôlé. Au XIXème siècle il s’était doté d’un réseau de drains en poterie pour compléter un drainage naturel insuffisant dû au sous sol parfois argileux. Mouton, en 1924, initie la mise en bouteille intégrale au château, une entreprise très pragmatique qui engage la responsabilité du père et renforce sa main mise sur l’enfant. Haut-Brion est aujourd’hui le premier à faire ses sélections clonales afin d’améliorer les cépages qu’il utilise.

Ne jamais reculer suppose d’être en avance. L’éclat de Mouton tient aussi à la volonté du baron Philippe de transformer la bouteille en œuvre d’art itinérante. Le vin n’a plus le même goût quand l’étiquette est signée Dali, Chagall, Kandinsky, Picasso ou Bacon.
Leur potentiel de garde hors du commun est connu. Ce n’est pas le seul trait remarquable. Parce qu’ils incarnent l’exception ils n’ont pas à suivre les modes vineuses, fantasques par nature. Valeur référente, ils sont les seuls gardiens du temps et de la mémoire, le reflet absolu des terroirs, dans le respect de ses encépagements.
Il n’y a pas de faux semblants pour tenir son rang et préserver une réputation très ancienne, essentielle au commerce vineux.

L’emballement de la demande

La technologie d’aujourd’hui n’a qu’une mission : optimiser chaque année un caractère unique. Les tannins puissants de Mouton, le soyeux inégalable de Margaux, le bouquet de cèdre, d’amande et de violette de Lafite, les merveilleuses sensations de fruits rouges de Latour, les arômes empyreumatiques de havane, cuir et grains de café torréfié de Haut-Brion. De chacun on connaît le style sans jamais avoir bu un verre. C’est l’effet miraculeux d’un marketing à la hauteur des enjeux.

Devenus les représentants de l’ultra luxe, ils pratiquent la haute couture de la vigne au chai, de la même manière qu’Hermès, par sa quête de perfection, fait fantasmer toute la petite maroquinerie du Maghreb. On peut rêver de les imiter, pas d’en atteindre l’essence. Les cinq premiers grands crus, 400 ha TTC, n’ont jamais eu la prétention d’abreuver la planète. Ils ne sont donc pas responsables de l’emballement de la demande. Ils l’attendent pour en calculer les dividendes. Quand une petite bouteille est vendue 1000, 2000 ou 3000 euros, le monde stupéfait contemple cette curiosité économique complètement dissociée des fruits de la terre. L’époque les a faits produits d’exportation, massivement pré-vendus, inaccessibles à la famille du commun des mortels à laquelle adhère l’amateur de vin. Le chef d’œuvre élaboré au sein d’une communauté de savoirs faire, de sols, de climats, de culture, ne lui est pas destiné.

Les stars ont un pouvoir prodigieux. Sur les quinze dernières années, elles affichent de meilleures performances que l’or ou l’immobilier avec une croissance annuelle de 15 %. Depuis Janvier 1987 l’indice de l’évolution des plus grands Bordeaux a augmenté de 55 %, quand le CAC 40 a chuté de 38 points. Plus il y aura de multimillionnaires dans les pays en voie de développement, plus les prix pratiqueront l’escalade. C’est la seule réponse possible d’une mini offre majestueuse confrontée à l’avidité planétaire. Le vin d’exception, blason d’un propriétaire, est le curseur de réussite d’un nouveau riche. Craignons hélas que les acheteurs millionnaires, parfumés de complexité aromatique, perdent bientôt la main au profit des vrais milliardaires. Les légendes sont impitoyables avec la réalité.

Par Christian Seguin
Illustration Michel Tolmer