Accueil Paroles de Chefs | Jean-François Piège : « c’est un joli mot, l’ivresse »

Paroles de Chefs | Jean-François Piège : « c’est un joli mot, l’ivresse »

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

08.04.2017

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C’était l’un des événements de la semaine des Primeurs qui vient de s’achever à Bordeaux. De lundi à jeudi, le château La Dominique (Cru Classé de Saint-Emilion), Les Clés de Châteaux (l’ensemble des vins vinifiés par l’équipe de Dany et Michel Rolland) et le restaurant La Terrasse Rouge ont invité quatre chefs de prestige à présenter un « plat signature » aux nombreux visiteurs de passage dans le vignoble bordelais. Aujourd’hui : entretien avec Jean-François Piège, 2 étoiles au Guide Michelin, qui était présent lundi avec sa recette de ris de veau.

Chef, qu’est-ce qui vous a tenté dans l’idée de participer à cette belle initiative en pleine semaine des Primeurs ?
J’ai tout de suite été partant pour ce projet. J’aime le vin, j’aime les belles choses, La Dominique fait aujourd’hui partie des châteaux qui comptent de plus en plus à Saint-Emilion et qui ont une réelle volonté de faire les choses bien, le chai conçu par Jean Nouvel en fait partie… Il y avait aussi le plaisir de pouvoir déguster les vins conseillés par l’équipe de Michel Rolland, c’est passionnant.

Il fallait choisir un plat emblématique, ou du moins un plat signature. Pourquoi le ris de veau ?
C’est en effet mon plat signature, et ce que j’aimais bien c’était l’idée de bousculer certaines habitudes que l’on peut avoir ici dans le vignoble, sortir du crustacé poché ou de l’entrecôte bordelaise cuite aux sarments (rires). L’accord ensuite n’est pas forcément sur quelque chose de technique, mais vraiment axé sur le plaisir. Sinon, sur des vins rouges de Bordeaux, on mange toujours la même chose ! Le côté grillé du ris de veau apporte une passerelle intéressante. On avait coaché toute l’équipe de la Terrasse Rouge en amont, ici je n’ai pas travaillé avec ma brigade, mais le plat final correspond bien à ce que je souhaitais faire.

On est ici dans une région de vin, à Bordeaux, en pleine saison des Primeurs, qu’est-ce que cela vous évoque ?
Je suis chef et entrepreneur, le vin tient une place à part entière dans cet univers. Le fait d’être passé du statut d’associé à celui d’indépendant en quelques mois, m’a obligé à avoir une réflexion de fond sur ce que j’allais proposer à boire. Quand je compose un plat, je pense d’abord positionnement. Au gastro Le Grand Restaurant par exemple, j’ai un menu « Grand Cru » axé autour des accords mets & vins, qui nous demande beaucoup de travail en amont, mais au Clover Grill par exemple, on va aller vers des associations un peu plus « brutes », voire brutales. Le vin, c’est fondamental, mais il n’y a pas de vérité définitive. Il faut être très humble face à ça, et c’est pour cela que le duo que je forme avec Caroline Furstoss, qui m’accompagne dans la composition de mes cartes de vins et dans le contact avec les vignerons, est très complémentaire.

A titre personnel, comment s’est faite votre éducation au vin, et vers quoi tendent vos goûts aujourd’hui ?

Mon éducation s’est faite naturellement. Je viens de la vallée du Rhône, et quand j’ai commencé à aller au restaurant, j’ai très vite compris que le compagnon idéal d’un bon repas, c’est le vin. Il faut bien entendu souligner la nécessité de modération, ou d’ivresse mesurée. C’est un joli mot, l’ivresse, qu’il faut manier avec précaution bien sûr. Mais je suis certain qu’il n’y a pas de grand repas sans grand vin.

Et donc, pour vous, c’est quoi un grand vin ?
Ce qui me fait vibrer, c’est comme dans la cuisine, c’est quand les gens ont quelque chose à dire. Aujourd’hui, un grand vin pour moi, c’est un parti pris dans un vignoble. Le premier exemple qui me vient à l’esprit, là, c’est Jean-Louis Chave. Il a essayé de m’appeler tout à l’heure, pour moi c’est typiquement un vigneron qui a quelque chose à dire, et dont les vins sont passionnants à explorer sur la durée. Le vin c’est aussi l’exercice de la patience, j’adore redécouvrir des millésimes qui ont été à un moment mal jugés, comme 2007 par exemple… Cela demande une très bonne gestion des stocks et de sa carte des vins au restaurant, d’autant que je suis passé de 5000 à 35 000 bouteilles en quelques années (NDLR : Jean-François Piège trois restaurants, le Grand Restaurant, le Clover et le Clover Grill). De plus en plus, je reviens à la cuisson à la braise, cela demande peut-être des choix sensiblement différents dans les vins que l’on va servir avec. Quand on est un chef, on ne cesse jamais de se remettre en question, ni de se contredire.

Quelle place occupe Bordeaux dans les quelque 2500 références (35 000 bouteilles) déployées sur vos trois restaurants ?
Tout d’abord, en tant qu’ambassadeur de la cuisine française, je mets un point d’honneur à mettre en avant les vins français. Ce n’est pas du mauvais cocardisme, mais il y a tellement de choses à faire découvrir dans notre vignoble… Quant à Bordeaux, je pense qu’effectivement on revient vers Bordeaux, de plus en plus, après des années où on a un peu tourné le dos à cette région. Il faut le rappeler, il y a des viticulteurs qui travaillent très bien à Bordeaux. C’est pas une tare d’aimer le bordeaux !

On parlait tout à l’heure de votre ami Jean-Louis Chave… D’autres grandes émotions que vous pourriez nous faire partager ?
A propos Silex de Dagueneau, que nous avons eu le plaisir de déguster en millésime 2013 sur l’entrée aujourd’hui. J’ai ouvert un 2006 il n’y pas longtemps, il était dans une phase exceptionnelle. Une fois par an, je ferme le restaurant au déjeuner et je fais venir des amis vignerons. La dernière fois, c’était il y a trois semaines… Jamet avait apporté un 1991, Oliver Berrouet avait apporté un Pétrus 1995, on avait Confuron, on avait le chef de cave d’Yquem… Que des gens, des « auteurs » qui ont quelque chose à dire à travers leur vin !

Vous êtes un chef dont la célébrité a dépassé le monde de la gastronomie, vous êtes extrêmement médiatisé… La place du vin dans les émissions de cuisine, on en parle ou pas ?

Impossible. J’ai essayé, la loi Evin est trop restrictive. J’ai proposé au moins 20 fois qu’on aborde la place du vin dans la cuisine, ou des dégustations à l’aveugle, on se heurte toujours à un mur, même si la loi a été assouplie.

C’est pourtant compliqué de parler cuisine sans parler de vin…
Non. Ce qui est compliqué c’est de parler de repas sans parler de vin, pas de cuisine. C’est la différence entre le métier de cuisinier et celui de restaurateur. Ce qui est ma force, c’est que je suis les deux, donc je suis impliqué dans les décisions, qui sont toujours importantes, notamment en matière de stock. Avec le menu Grands Crus, que je vends à 560 € au Grand Restaurant (c’est ma femme qui a eu l’idée du nom d’ailleurs, le film avec De Funès servant d’alibi), je suis obligé de proposer des vins exceptionnels, y compris au verre. Un Latour, un Bâtard-Montrachet, un Haut-Brion 1981, un Yquem 1995… L’autre jour j’avais une table de huit, quand ils ont goûté Haut-Brion 1981, ils ont voulu reprendre une autre bouteille. C’est ce qui me conforte dans cette belle idée, ils ont passé une soirée formidable, et mon métier c’est de faire plaisir aux autres. Après on essaie aussi d’avoir des vins accessibles, on va d’un beaujolais blanc à 30€ sur table jusqu’à la Romanée-Conti.

Nous sommes dans le vignoble bordelais, près d’une ville qui a le vent en poupe et dont la scène gastronomique est en pleine effervescence. Beaucoup de chefs ont déjà posé leurs casseroles ici ou l’envisagent. Et vous, vous en dites quoi ?

Très honnêtement, c’est quelque chose qui nous questionne. Décliner le Clover Grill ici, par exemple, pourrait être une excellente idée. J’adorerais venir ici, mais il faut bien se repérer, trouver le bon partenaire local… Je ne partirais pas forcément sur du gastro, mais sur une cuisine avec des ingrédients de haute qualité portés par une grande technique de cuisson. Côté gastronomie, avec le Grand Restaurant, je suis déjà très occupé dans ma tête. C’est une destination, un discours, 27 en brigade pour 25 couverts, et je ne suis pas sûr de pouvoir / vouloir le décliner ailleurs. Mais l’idée de partir sur quelque chose de plus simple, de plus brut, ici en région bordelaise… pourquoi pas ?

Ci-dessous sur le toit de La Terrasse Rouge (Château La Dominique) avec Michel Rolland.