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Lendemains de vendanges à Cheval Blanc

Auteur

La
rédaction

Date

29.10.2013

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Propriété mythique du vignoble bordelais, le château Cheval Blanc, Premier Grand Cru Classé A de Saint-Emilion, a ouvert ses portes à quelques témoins privilégiés – dont « Terre de Vins » – pour la fin des vendanges, afin de faire le point sur la genèse du millésime 2013.

Comme ailleurs en France, les vignes de Saint-Emilion n’ont pas évité les foudres du ciel cette année. Des vendanges longues et compliquées, une pourriture qui vient très tôt s’installer sur les grappes, tandis que la maturité se fait attendre… Les vendanges bordelaises ont été un cauchemar pour tout le monde. Personne n’y a échappé, pas même le château Cheval Blanc (Premier Grand Cru Classé A de Saint-Emilion). Alors qu’au château d’Yquem (grand cru classé de Sauternes aussi propriété du groupe LVMH et dirigée par Pierre Lurton), les conditions ont été réunies pour ramasser des raisins botrytisés – le botrytis est un champignon indispensable à la production de liquoreux de Sauternes – et que « les équipes se frottent les mains, ce n’est pas aussi simple ici », explique Pierre Lurton, directeur de ces deux propriétés reconnues mondialement.

« Les orages et la pluie n’ont épargné personne, reconnait Pierre-Olivier Clouet, directeur technique de Cheval Blanc depuis 2008. Cette année, seule la grêle n’est pas passée sur Cheval, on croise les doigts… » Et d’ajouter : « Entre les pluies battantes de juin et celles de septembre, la floraison s’est mal faite, et les raisins ont eu beaucoup de mal à atteindre les maturités ». Pour une moyenne normale de 35 à 40 hectolitres/hectare, le rendement sur ce millésime ne dépassera pas les 25 hectolitres/hectare. « Nous avons du intervenir énormément sur les vignes pendant l’été, avec des effeuillages, de la vendange en vert – le fait de faire tomber des grappes pas mûres, pour permettre à la plante de concentrer son énergie sur les grappes restantes – afin d’homogénéiser la récolte au maximum », explique le directeur technique. « Nous avons enfin fini de ramasser, tout est en cuve depuis une grosse semaine maintenant » (il y a une dizaine de jours, NDLR).

Dans des conditions climatiques hostiles au bon déroulement du cycle végétatif de la vigne, tant en quantité qu’en qualité, on aurait vite fait de condamner ce millésime avant même de le goûter. Et pourtant, l’équipe de Cheval Blanc s’en défend immédiatement. « Nous venons de finir de rentrer les derniers raisins et ne pouvons pas encore réellement nous prononcer sur ce millésime, nous sommes en fin de fermentation et les vins n’ont pas encore leur profil aromatique définitif. Ce ne sera certainement pas le plus grand millésime de Cheval Blanc, mais les 38 cuves que nous goûtons tous les jours affichent pour l’instant de très beaux équilibres, et surtout une acidité intéressante », affirme le jeune directeur technique.

Une force de production considérable

Là où nature ne veut pas forcément, l’arsenal de production de Cheval Blanc peut. Dans un chai ultramoderne, imaginé par Christian de Portzamparc, inauguré en 2011, et qui a coûté plus de 12 millions d’euros, les outils de production sont hors du commun. Pour 40 hectares de vendange (soit 130 000 bouteilles par an en moyenne dans les années dites « normales »), 45 cuves ont été construites les unes à côté des autres, pour permettre de vinifier chaque parcelle séparément, avant de réfléchir aux assemblages. Et la sélection des plus beaux raisins commence à la vigne.

« Le tri est quelque chose de fondamental, explique Nicolas Corporandy le chef de culture. Nous avons une équipe de 45 vendangeurs, dont 20 personnes dédiées au tri. Les profils sont assez différents, mais ce qui est sûr, c’est que les gens ici ne doivent pas venir uniquement pour les heures rémunérées. Nous avons pas mal de jeunes retraités, et surtout des passionnés, qui reviennent tous les ans, voire même qui posent des congés pour venir vendanger. Le rythme de coupe est en dents de scie, puisque notre seule motivation, c’est la parfaite maturité. Parfois on ne vendange que deux heures par jours, puis on arrête jusqu’au lendemain, ou jusqu’au surlendemain. » Une fois le raisin ramassé et trié, l’équipe au chai entonne « à la petite cuillère », a l’habitude de plaisanter Pierre Lurton, soit 450 kilos par 450 kilos dans des cuves pouvant contenir de 20 hectolitres à 110 hectolitres.

« Les vendanges se sont terminées il y a 10 jours, explique Pierre Olivier Clouet, nous sommes maintenant en pleine fermentation, et nous ne devons pas être pressés. » Dans ce chai monumental, les jus de raisins fermentent à plein régime désormais, connaissant des macérations longues, une extraction douce, très peu d’ajouts de produits œnologiques, avec un souci constant de délicatesse. Tous les jours, du haut de la cabine du capitaine, cette grande salle vitrée surplombant le chai, les jus n’échappent pas au passage dans les bouches expertes de l’équipe technique de la propriété. « Nous dégustons à trois tous les jours, parfois avec la présence amicale de Denis Dubourdieu. On vit avec humilité nos assemblages. Ces dégustations ne sont faites que de doutes. C’est comme si on travaillait la pixellisation de nos vins pour qu’elle soit le plus possible en haute résolution. Pendant les dégustations pré-assemblage, personne n’est autorisé à poser des questions sur les volumes. C’est aussi ça l’avantage, de ne pas avoir trop de pression financière », explique Pierre-Olivier Clouet.

En d’autres termes, une liberté d’investissement et de tri depuis le rachat de la propriété en 1998 par Albert Frère et Bernard Arnault (groupe LVMH) qui permet à l’équipe dirigeante de ne pas devoir réfléchir uniquement en volume. « Notre challenge, ici, c’est de faire le moins de 3ème vin possible (mis en bouteille mais non commercialisé, car réservé à quelques « amis » de Cheval Blanc, NDLR), pour élever constamment la qualité. En revanche, là où il n’y a pas de 3ème vin, c’est mauvais pour les assemblages finaux des seconds et des premiers vins. Ici, par exemple, nous utilisons très peu les « presses » – soit le jus en fin de fermentation, extrait des peaux de raisins pressées après une macération de plusieurs semaines -, elles partent sur le marché du vrac. »

Une démarche qui, selon le directeur technique, devrait se voir chez tous les Premiers Grands Crus Classés A. « Il faut, j’en suis certain, voir des citernes qui viennent chercher du vrac, chez tous les « Premiers », sinon c’est inquiétant. Une sélection trop laxiste dans les lots affecte obligatoirement le premier vin ».

A la recherche du cabernet franc

Un tri drastique à la vigne, au chai, des contenants dernier cri, une équipe de vendangeurs sur mesure, des temps de vendanges adaptables, une chose est sûre : rien n’est trop beau pour Cheval Blanc, peu importe la facture. Une autonomie, qui en dehors de permettre à Cheval Blanc de rester à la hauteur de leur renommée dans un millésime compliqué comme 2013, donne aussi la possibilité à la propriété de poursuivre depuis une dizaine d’années des études expérimentales sur leurs pieds de vignes de cabernet franc. « Autant, nous connaissons très bien les comportements des merlots, autant les cabernets francs sont plus capricieux. Il nous faut absolument aujourd’hui avoir une vision pragmatique de ce cépage, que nous avons en majorité dans l’assemblage final de Cheval Blanc. C’est en grande partie sa signature. »

Après 10 ans d’observation, 40 clones ont donc été sélectionnés sur l’ensemble des parcelles, puis mis en collection sur une parcelle d’un hectare, ce qui représente « environ 40 kg de raisin, ramassé et envoyé à la chambre d’agriculture, pour qu’ils le vinifient et qu’ils nous donnent leur retour d’expertise. C’est un moyen de comprendre comment atteindre une homogénéité intra-parcelles en gardant une diversité hétérogène parcelle par parcelle », explique le directeur technique.

La quête de l’équilibre parfait

Tous ces outils haut de gamme permettent à Cheval Blanc de continuer à se distinguer des autres stars de l’appellation. Un objectif que Pierre Lurton n’oublie jamais. « 2013 est une année challenge, un mot que j’aime, sourit Pierre Lurton. Un peu comme en 1988, on ne croyait pas au millésime. Pourtant quand on le goûte aujourd’hui, Cheval Blanc nous montre bien que la fraîcheur de ce terroir est éternelle. Un équilibre parfait dans la dualité entre la légère surmaturité du merlot et la juste maturité du cabernet franc, toujours majoritaire dans l’assemblage, ce qui lui permet de se construire et de voyager dans le temps. C’est bien dans les millésimes compliqués que toute la grandeur d’un terroir peut réellement se révéler. »

Quant au coût des investissements engagés, la réponse est claire. « La démarche est bien sûr avant tout qualitative, mais aussi esthétique, on ne peut pas mettre Saint-Emilion sous cloche. Faugères a été le premier à lancer le mouvement de reconstruction d’un chai contemporain, c’est normal que Cheval ait suivi », analyse Pierre-Oliver Clouet. Plus une histoire de marque que d’appartenance à une appellation. « Cheval Blanc, ou même Yquem, sont aujourd’hui des marques qui font rêver tous les amateurs. C’est plus une marque patrimoniale que la propriété de qui que ce soit », analyse Pierre-Olivier Clouet.

C’est dans cet esprit que Pierre Lurton a annoncé, pendant ces vendanges 2013 à Cheval Blanc, que de l’autre côté de la Garonne, Yquem se renouvelait dans son étiquetage. A partir du millésime 2011, la mention « Sauternes » disparaitra de l’étiquette à la célèbre couronne. L’appellation restera présente sur la contre-étiquette, à l’arrière de la bouteille. Une nouvelle qui risque de faire grogner quelques autres propriétaires à Sauternes, dans un contexte où le marché des liquoreux n’est pas florissant, et où Yquem demeure une figure de proue pour l’appellation toute entière.

Par Laure Goy
Photo d’ouverture, de gauche à droite : Pierre-Olivier Clouet, Pierre Lurton, Nicolas Corporandy.