Mardi 2 Septembre 2025
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02.09.2025
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Denis Crespo, directeur de la cave, nous retrace l'épopée de l'une des grandes caves coopératives du Rhône méridional qui a failli disparaître il y a dix ans et dont il s'est lancé dans le sauvetage. Un pari audacieux et un peu fou, en passe d'être réussi.
On peut estimer le pic de production à la fin des années 60-70. La cave sort à cette époque jusqu’à 65 000 hl avec environ 300 adhérents et 2000 ha. Au début des années 90, elle met les doigts dans l'engrenage de la grande distribution. Elle faisait partie des premières ventes en volume dans ces années-là. Mais la machine s'est emballée en pensant tout vendre en bouteille sur ce circuit. C’était la grande cavalerie qui a foncé droit dans le mur jusqu'au drame, en février 2014 après de surcroît, deux années d'aléas climatiques, le gel de 2012 et la coulure de 2013. La cave sortait alors 4 millions de bouteilles pour un chiffre d’affaires de 10,5 M€. La politique du chasse-neige - on produit toujours plus pour repousser les problèmes, avec l'effondrement des cours a fait exploser les charges de structure. Elles étaient à plus de 180 €/hl alors que le Côtes-du-Rhône se négociait en 2014 à 130 €/hl… ça revenait à demander aux vignerons de faire un chèque quand ils vendaient leur vin. Les banques avaient fermé les robinets fin 2013. Résultat : dépôt de bilan, mise sous protection judiciaire et 30 licenciements.
Je suis en effet arrivé en juin 2015, pas par un coup de folie mais parce je suis un bâtisseur. Ma première vraie expérience avait duré 13 ans au Domaine Rouge-Garance, dans le Gard, avec Jean-Louis Trintignant et Bertrand Cortellini. Quand je suis arrivé là-bas, il y avait 4 cuves au fond d’un garage, et on en a fait un vrai domaine qualitatif. Mais en 2010, je ne voyais plus trop ce que je pouvais y apporter et je voulais grandir. J’ai été embauché par une coopérative, celle de Rémoulins Fournès, sans vraiment connaître le monde de la coopération. J’ai ensuite voulu arrêter la coopération. Mais en suivant les péripéties de la cave de Cairanne où il y a de si beaux terroirs, Je n’arrivais pas à me dire que cette cave allait crever. J'ai parlé un vendredi soir de mon envie et de mes idées à Samuel Montgermont, qui était client de la cave de Fournès et participait à celle de Cairanne. Il m'a rappelé le lundi matin à 7 h pour savoir si ma proposition de prendre le poste de directeur était sérieuse. Il n’en croyait pas ses oreilles. Le président et le vice-président, eux, avaient la tête dans le seau. Ils ne voulaient même plus entendre parler d’un directeur. Samuel les a convaincus de juste me recevoir. Je leur ai expliqué que la seule façon de s’en sortir, c’était l’excellence, et qu’il faudrait passer par un trou de souris. Et finalement, ils m’ont dit banco.
Avant le dépôt de bilan, il restait encore 140 adhérents pour 600-700 hectares. En décembre 2015, il n’y avait plus que 52 coopérateurs avec 330 hectares, un potentiel de production de 13 000 hl et 7,8 millions de dette. On a fait exploser plus de 3 millions de cols carrément toxiques. On est passé de 4 millions de cols à 700 000-800 000. On parlait alors de « décroissance positive » pour rassurer tout le monde. Et on a quasiment arrêté la grande distribution. Aujourd’hui il reste juste une ligne en MDD pour Carrefour, géré par Les Grandes Serres. On a d'abord changé la façon de récolter en visant la maturité et nous avons commencé à vinifier comme un domaine pour que les vins aient une âme, soient de qualité et ressemblent à des cairannes. On a remis en place une vraie politique de vrac. La cave ne faisait plus que de la bouteille, et il y avait 4 millésimes en stock, pas mauvais, mais ça coutait moins cher d'acheter en vrac. On a réussi à tout écouler auprès du négoce, sans brader ni faire écrouler le cru qui démarrait. Et puis on a travaillé sur la gamme, élaboré des vins fruités, de plaisir, pas tout patinés sur bois. La gamme est sortie dès février 2016 avec ces nouveaux styles. Il fallait un électrochoc, surtout en secteur traditionnel. L’erreur de la cave avant le drame avait été d'augmenter ses prix de 25 % sans améliorer la qualité. Mais dans l’esprit des cavistes, Cairanne correspondait à des vins pas chers. Il a fallu réamorcer vite la pompe en les faisant déguster.
Pour 1,8 million de cols et un chiffre d’affaires global de 9,5 M€, 3 à l’export, 2,5 partent dans le secteur traditionnel, 3 à l'export, 3 en vrac, et 1 million en vente directe (caveau + correspondance). On a également parié sur l’export, qui était quasi nul à mon arrivée. Aujourd’hui nos gros marchés sont l’Angleterre et l’Allemagne, mais nous sommes aussi présents dans toute l’Europe du Nord, en Australie, en Nouvelle-Zélande, et on se développe en Asie du Sud-Est et au Japon.
Il fait partie de l’attelage gagnant-gagnant. Ça montre que production et négoce peuvent s’entendre. C'est une association unique. Ça nous a servi de garantie pour le remboursement du plan. Nos 800 000 cols n’auraient pas suffi. Le partenariat avec les Grandes Serres La cave avait été surdimensionnée avec un potentiel de 240 000 hl de cuverie pour une production de 45 000 hl. Avant, ils avaient la folie des gondoles, pensant tout vendre comme ça. Le partenariat porte sur la location d'une partie de la cuverie pour stocker leurs vins, de la vinification à façon pour certaines de leurs cuvées, des préparations pour la mise. On leur loue également la marque de GD Victor Delauze, et on leur a vendu la chaîne d’embouteillage avec un potentiel de 5-6 millions de cols. Et nos bouteilles, on les fait confie à un prestataire.
En décembre 2015, la dette était de 7,8 M€, à rembourser sur 14 ans. On est dans la dixième année et, d’ici fin 2025, on devrait annoncer une très bonne nouvelle et être en capacité de racheter notre dette, pour redevenir une entreprise normale. Deux banques sont prêtes à nous accompagner. Dans le contexte économique actuel, c’est important. Aujourd’hui, la cave de Cairanne, c’est plus d'un millier d'hectares, 118 vignerons, 1,8 million de cols, 45 000 hl de production dont 38 % en bio. On a reconstruit une cave en 10 ans en volume, en autorité, en qualité, en forces vives. On est indépendants. On a créé notre identité, et on a même décroché le prix de la meilleure cave coopérative de la RVF en 2024. On est, en tout cas, la plus dynamique du Rhône Sud.
Sur les 45 000 hl, on fait 6 000 de blanc, 3 000 de rosé et le reste en rouge, dont 38 % en bio. On souhaite continuer les conversions, parce que je suis convaincu que le bio deviendra un jour la norme. On continue à bien le vendre en traditionnel et à l’export. C’est plus compliqué en France pour le vrac, où il faut parfois replier en conventionnel. Mais les qualités restent souvent meilleures. Pour le blanc, nous allons replanter clairette, grenache blanc, bourboulenc, marsanne, pour être dans le cahier des charges, et parce qu’on se rend bien compte – surtout depuis un an – que le blanc devient une lame de fond.
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