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[Entretien] Alice Tétienne, nouvelle chef de cave de la Maison Henriot

Auteur

Yves
Tesson

Date

10.07.2020

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À la suite du départ de Laurent Fresnet chez G.H. Mumm, Alice Tétienne a pris les fonctions de chef de cave de la Maison Henriot. Lors d’une journée de rencontre qui a débuté au milieu des vignes à Aÿ Champagne et s’est poursuivie par une belle dégustation de vins clairs à « La Maison des Aulnois », celle qui pilotera désormais les assemblages de la marque a accordé une interview à Terre de Vins. L’occasion de nous présenter une feuille de route où la viticulture devrait être à l’honneur.

Vous avez commencé votre carrière chez Nicolas Feuillatte, c’est un bon départ pour se procurer une expérience très large des terroirs de la Champagne ?
Au niveau de la palette des crus que l’on peut découvrir, c’est une école fabuleuse ! C’est vraiment une plaque tournante de la Champagne avec un nombre d’acteurs phénoménal. Nicolas Feuillatte, c’est à la fois un négociant, une coopérative et un groupement de coopératives. C’est immense. La Champagne a une philosophie du « collectif », qui, à mon sens, doit perdurer. C’est ce qui fait la clef de sa réussite. Les vignerons travaillent avec des coopératives, des maisons… tout le monde travaille ensemble ! Les décisions sont prises communément. Nicolas Feuillatte en est une belle représentation. Et chez Henriot, je retrouve un peu de cela dans le partenariat avec les vignerons.

À peine arrivée, vous avez été confrontée au confinement, c’est un contexte difficile pour prendre en main un tel poste ?
Je suis arrivée en février et en réalité je ne pouvais pas rêver de meilleures conditions. Plutôt que d’être happée dans le quotidien, on a basculé dans le confinement, ce qui m’a permis de continuer ce travail de fond, d’appréhension de la maison, de prise en main des dossiers. J’ai eu beaucoup de temps à accorder aux équipes aussi, dont une partie était en télétravail et l’autre, affectée au vignoble avec un quotidien qui n’avait guère changé hormis les nouvelles règles de sécurité liées à l’épidémie qui ont été mises en place… Mais la vigne n’attend pas elle ! Cela a permis de créer d’emblée des liens forts, d’échanger énormément, de mettre tout sur la table, de reprendre chaque point du process de A à Z avec précision. Je n’étais pas prise par la communication, on avait le temps de travailler avec l’outil de production, d’aller au vignoble et d’y rester.

Vous avez eu un temps de passation assez court avec Laurent Fresnet alors que cela nécessite souvent un ou deux ans d’accompagnement ?
On n’a pas eu de période commune. Mais, en réalité, cela s’est très bien passé, parce qu’à partir du moment où on a su que je venais ici, nous nous sommes beaucoup vus avec Laurent Fresnet, le soir, les week-ends… On a travaillé d’arrache-pied. Il a servi treize ans la maison et il avait à cœur de transmettre tout ce qu’il pouvait. Cela a été d’autant plus facile que nous nous connaissions. La Champagne est petite ! Donc, on échangeait déjà beaucoup professionnellement parlant. Je pense qu’il était assez satisfait que je prenne sa suite, raison pour laquelle il avait d’autant plus à cœur de me donner toutes les clefs pour réussir ce challenge. Il m’a même accompagné pour les vins clairs, les assemblages…

L’originalité de ce poste c’est que vous êtes à la fois chef de vignoble et chef de cave, c’est une connexion assez rare dans les Maisons de Champagne…

Effectivement. Cependant, lorsque j’étais membre de l’équipe œnologie de la Maison Krug, on m’avait également confié en plus les relations avec le vignoble. Si bien que j’avais déjà une polyvalence assez forte et je travaillais aussi bien sur les vins que sur la partie raisins : les achats auprès des livreurs, l’accompagnement technique… Chez Henriot, c’est une tradition, liée aussi à la taille de la structure qui favorise le fait qu’il y ait une direction commune vignes et vin. On est un peu le vigneron des maisons, et le vigneron est dans ses vignes mais aussi dans ses caves. C’est ce qui m’a séduite dans les missions en tant que telles, outre l’univers de la maison. C’est évident que pour moi, l’un ne va pas sans l’autre, et j’aurais eu du mal à intégrer un poste où seule l’œnologie importait. J’ai besoin de ça dans mon quotidien, parce que j’ai la fibre viticole et la fibre terroir, et c’est d’autant plus agréable que je peux mettre en valeur tout le travail fait à la vigne par les vins.

Vous souhaitez lancer un laboratoire des terroirs, de quoi s’agit-il ?
Ce n’est pas un laboratoire physique. L’objectif, c’est d’aller analyser chaque cru qu’on a à notre disposition, et chaque terroir au sein des crus, de manière à avoir une base de données sur la nature des sols, les comportements de la vigne, la physiologie… et à partir de là d’être en mesure de comprendre le résultat qu’on a sur les vins. Donc, dans l’immédiat, ce sera un focus vraiment viticole, sur la vigne, sur le terroir, pour à l’avenir faire un parallèle avec l’œnologie. Quelques exemples d’applications : si on trouve un sol très riche, on enherbera ce qui permettra, grâce à cette concurrence, d’éviter un rendement excessif susceptible d’atténuer l’expression. Si on trouve un sol avec un faible potentiel hydrique, on va éviter d’enherber. Si on a des racines qu’on découvre profondes, on va faire un travail des sols lui aussi plus profond etc.

Quelle est la perception des vignerons de ce nouvel outil ?
Elle est très bonne. On leur permet intellectuellement de s’emparer des choses et de ne pas être juste un vigneron qui livre des raisins. Donc je pense que c’est une belle valorisation de leur travail.

Est-ce que cela peut amener à des réflexions nouvelles pour l’encépagement futur ?
C’est une possibilité dans la mesure où pour nous, l’objectif, c’est vraiment d’être le plus cohérent possible. D’ailleurs, auprès de nos partenaires, nous sommes assez sélectifs. Par exemple, sur Villedommange, on ne va pas demander du chardonnay, on est plutôt pro-actifs sur des pinots meuniers ou sur des pinots noirs. On veut des choses qui soient adaptées, qui racontent le terroir : le cépage, c’est un tampon primordial.

Vous souhaitez développer des tournées auprès des vignerons…
Jusqu’à maintenant, il arrivait évidemment que mon prédécesseur aille voir les vignes. Mais ce n’était pas quelque chose d’officiel. Moi, c’est quelque chose que je veux instaurer parce que cela me tient à cœur, parce que j’estime qu’il est important de bien appréhender la matière première et, dans l’esprit Henriot, de bien connaître les terroirs. On les connaît bien quand on les voit aux différentes saisons. Donc, en fait, de manière plus officielle, auprès des 70 vignerons qui travaillent avec nous, on va développer les tournées parcellaires multi-saisons. Il y aura une tournée hivernale, une tournée printanière, une tournée à la vendange et une tournée après la vendange. Je pense qu’on est à l’aise dans quelque chose, on sait faire quelque chose, si on en comprend les tenants et aboutissants.

Un des enjeux à venir, c’est la conservation de l’acidité, de la fraîcheur, quelles sont vos pistes par rapport au réchauffement climatique ?

Ce sera le défi le plus important. Comment pérenniser une signature quand on a un univers ambiant en perpétuelle mutation au travers du changement climatique ? La première piste, c’est de renforcer ce qui existe déjà : l’analyse, l’observation au moment de la vendange où il est primordial de déguster toujours plus souvent les raisins… Peut-être faudrait-il étoffer un peu les équipes pour encore plus développer cet aspect de suivi. Car il ne faut pas être au plus proche, mais pile dans la cible lorsqu’on choisit la date de la cueillette. C’est à un jour près. Pour moi, c’est ça le secret pour avoir la meilleure expression des terroirs tout en ayant l’acidité nécessaire. Cela va être dans les premières années un challenge facilement relevé. Parce que chez Henriot on est déjà dans ce système-là, on fait déjà des dégustations de baies, on est déjà dans de l’accompagnement récolte pour les vignerons, même si on va le renforcer. Donc on a déjà cette possibilité de champ d’action très rapide au moment de la vendange. Après, le laboratoire terroir, qui n’est justement pas un projet momentané, va nous permettre de comprendre le comportement de la vigne d’une année sur l’autre, avec les différents types de climats, et de voir son évolution dans la durée avec le réchauffement. Il y a d’autres pistes techniques : peut-être que demain on arrêtera la fermentation malolactique, nous ne sommes pas fermés. Pour nous, ce n’est qu’un outil, ce n’est pas une philosophie.

Quelle cuvée représente pour vous le plus gros challenge ?
C’est le Brut Souverain, parce que c’est le plus gros travail. C’est vraiment là qu’on accorde le plus de temps. C’est l’assemblage où il y a le plus d’épices différentes, où on est sensé avoir une pérennité de style, il y a une notion de responsabilité. Alors qu’un millésime, c’est une feuille blanche, on crée, c’est l’histoire de l’année. Avec la Cuvée Hemera, on est sur de la « haute-couture », un travail de précision à partir de nos crus fondateurs qui sont à l’honneur, pour une production limitée à quelques flacons…

Comment vous définiriez le style Henriot et en particulier celui du Brut Souverain ?
La générosité, la complexité au travers de la diversité aromatique que l’on peut avoir. Et la générosité c’est une notion que j’aime bien, parce qu’en parlant de transmission avec Laurent Fresnet, une des premières choses qu’il m’a apprises c’est « sois généreuse dans tes champagnes ». Si j’ai plusieurs versions d’assemblages, je dois prendre la plus avenante. Et bien-sûr, Henriot, c’est aussi un style lumineux où le chardonnay présent dans tous les assemblages est une pièce maîtresse qui rayonne et vient éclairer les autres cépages.

Vous êtes un peu la première génération des femmes chefs de caves ?
Je n’ai pas de jugement et pour moi cela n’a rien d’une revanche. Mais il y a une transition. La viticulture, l’œnologie, c’était des métiers très manuels. Petit à petit, c’est devenu aussi une filière où on a de la recherche et du développement, où on a besoin de réflexion plus macro. Cela explique peut-être que les femmes aient été d’autant plus enclines à s’y intéresser. C’est plutôt sain. On a besoin de diversité, pas de diversité hommes / femmes, mais de diversité de personnalités. Mais, naturellement, cette diversité de personnalités va conduire à ce qu’il y ait des hommes et des femmes. C’est comme les vins, on a besoin de diversité de profils. La diversité des gens qui œuvrent pour la filière, c’est aussi un enrichissement pour la diversité des champagnes !