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[Saint-Émilion] Art Russe : l’ambitieuse renaissance d’un Grand Cru de poche

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

25.09.2017

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Repris discrètement il y a 4 ans par un homme d’affaires russe passionné d’art et de vin, le château La Grâce Dieu des Prieurs, petite propriété en Saint-Émilion Grand Cru, s’affiche enfin dans la lumière. Et dévoile ses grandes ambitions.

Tous ceux qui ont l’habitude d’emprunter la D243 pour « monter » jusqu’au village de Saint-Émilion sont passés devant des dizaines de fois – le plus souvent sans s’arrêter. Le château La Grâce Dieu des Prieurs, bien qu’entouré de crus classés de renom (Figeac, Fonroque, Laroze, Grand Mayne…), fait partie de ces « petites » propriétés qui, bien que figurant en Grand Cru, sont toujours restées ancrées dans une tradition de discrétion. C’est avec la même discrétion qu’il y a quatre ans, la famille Laubie a cédé le vignoble à un homme d’affaires russe, Andreï Filatov. Passionné d’art russe et d’art de vivre à la française, ce mécène philanthrope, décoré de la Légion d’honneur et donateur au musée du Louvre, a créé la fondation Art Russe, réunissant plus de 400 peintures russes de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Désireux de dresser des passerelles entre sa culture de naissance, méconnue en Europe occidentale, et l’art de vivre français dont il est un grand admirateur, M. Filatov a vu dans le vin, la vigne, le travail de la terre, le trait d’union idéal. C’est ainsi qu’il a repris La Grâce Dieu des Prieurs, avec l’ambition de faire de ce « Grand Cru de poche » (9 hectares en production, 90% merlot, 10% cabernet franc) l’une des valeurs montantes de Saint-Émilion.

Bien qu’amateur de vin, Andreï Filatov avait bien conscience dès le départ qu’il lui fallait s’entourer de personnes de confiance et de talent pour mener à bien ses ambitions – mais sans pour autant aller chercher le pedigree habituel que l’on trouve dans les propriétés. C’est ainsi qu’il a confié la direction du domaine à Laurent Prosperi, un professionnel de l’hôtellerie haut-de-gamme riche de 17 ans d’expérience dans des établissements de grand prestige. Aux côtés de M. Prosperi, se trouve Rod Vangheli : celle qui se décrit elle-même comme « l’âme du château », également d’origine russe, est l’électron libre qui assure la liaison entre Filatov, Prosperi et, désormais, le grand public qui va apprendre à découvrir cette propriété en plein renouveau. « Nous avons tous la même approche de ce beau projet », affirment-ils. « Viser l’excellence. Tirer le meilleur de ce terroir, qui a longtemps été négligé et auquel nous avons dû redonner toute l’attention qu’il mérite ; se montrer digne d’être appelé Grand Cru de Saint-Émilion avec, pourquoi pas, le souhait de figurer un jour parmi les Grands Crus Classés ; et surtout, signer un produit à part, par son contenu comme son contenant, un produit beau et harmonieux pour l’œil, les papilles et l’esprit ».

La belle équipe

Sur le plan technique, l’équipe du château a fait appel à Pedro Ruiz, un adepte de l’agriculture biologique qui a fait ses classes en Espagne mais aussi en Castillon-Côtes-de-Bordeaux, mais aussi aux conseils de Louis Mitjaville (Tertre Roteboeuf, Roc de Cambes…) Enfin, pour aller au bout de leurs ambitions, ils ont réussi à convaincre l’architecte Jean Nouvel de signer le chai. Celui-ci, de forme circulaire (aux antipodes de ce que Nouvel a pu faire à La Dominique), est orné d’uune grande fresque photographique montrant des travailleurs de la vigne. Surmonté d’un belvédère destiné à accueillir des réceptions, il abrite un cuvier (également circulaire) associant précision technologique et audace artistique : au sol, une anamorphose où trône le visage de Gagarine se reflète dans le chrome des cuves de vinification. Au sous-sol, le chai d’élevage a été pensé comme une crypte circulaire, évoquant les galeries souterraines de Saint-Émilion. Une installation où tout circule de manière fluide et simple, les raisins comme les hommes.

C’est avec le millésime 2014 que la nouvelle équipe a vraiment eu les rênes de la propriété et pu commencer à faire le vin qu’elle voulait. C’est d’ailleurs ce 2014 qui est aujourd’hui présenté aux amateurs, dans un conditionnement qui tranche radicalement avec le classicisme bordelais. Pour ce millésime comme pour tous ceux à venir, les bouteilles sont désormais fabriquées sur mesure par un verrier italien, et les étiquettes arborent une des douze toiles piochées chaque année parmi la collection de la Fondation Art Russe – plus une autre réservée aux magnums. Le packaging est audacieux, clairement destiné aux collectionneurs, tout comme le sont les coffrets spéciaux agrémentés d’un jeu d’échec (M. Filatov est également un passionné) ou rendant hommage au travail de Jean Nouvel.

Dans la bouteille

Élevé 16 mois en barriques de bois neuf, le 2014 présente à ce jour un profil assez marqué par le bois, torréfié-cacaoté, avec un fruit noir intense, de l’épice. Il faut l’attendre. Le 2015, pris sur barriques, affiche un profil plus charnu, ample, flatteur, avec un nez camphré, une bouche sanguine, des tanins crémeux et fondus. Mis en bouteille en novembre prochain, il sera proposé à la vente en fin d’année. Le 2016, toujours dans ses langes, dévoile à ce stade une matière fluide, vibrante, saline, un fruit mûr et salivant. Ce sera indéniablement le plus complet des trois millésimes réalisés ici, mais Rome (pas plus que Moscou) ne s’est pas faite en un jour. « C’est un travail sur la durée pour faire les vins que l’on veut faire », explique Pedro Ruiz. « On a retravaillé les sols, arrêté les désherbants et autres traitements, on a installé une station météo pour être au plus près de nos vignes, et petit à petit, on les voit se transformer, on apprend à mieux les connaître et à en tirer le meilleur ». Bien entendu, ce millésime 2017 sera impacté par le gel, qui a très largement frappé la propriété.

Cet accident climatique mis à part, Art Russe se destine à produire en moyenne 35 000 bouteilles par an, destinées aux marchés haut-de-gamme, l’hôtellerie-restauration de luxe, des points de vente très ciblés (Monaco, Saint-Tropez, Paris…) et, bien sûr, l’export (Russie, Royaume-Uni, Chine…) Avec un prix de 180 € TTC par bouteille, la clientèle ciblée est celle des collectionneurs et des grands amateurs. Sans oublier, bien sûr, les passionnés de peinture impressionniste russe, qui pourront faire de leur cave un petit musée personnalisé.