Mercredi 14 Mai 2025
©Willy Kiezer
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Date
14.05.2025
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Les Cévennes représentent le dernier « maquis » qu’on prend lorsque le carcan de la modernité emprisonne la créativité. Au Domaine de Berguerolles, Mathieu Manifacier fait fi des conventions pour élaborer des vins authentiques, en IGP Cévennes, natures et même une « boisson alcoolisée » issue de cépages interdits…
À Saint-Ambroix, à la frontière du Gard et de l’Ardèche, niché dans une boucle de la rivière Cèze, le domaine de Berguerolles incarne avec vigueur le renouveau de la viticulture cévenole. Depuis qu’il a repris le flambeau familial, Mathieu Manifacier insuffle au domaine une énergie nouvelle, mêlant respect des racines et volonté de faire bouger les lignes. « Le domaine, c’est une histoire de famille : mon grand-père l’a acheté en 1967. Moi, je veux qu’il vive avec son temps, tout en gardant son âme », confie-t-il.
Le paysage y est aussi contrasté que les ambitions du vigneron : à quelques mètres d’écart, les vignes passent du calcaire au schiste, dessinant une mosaïque géologique qui confère une grande diversité de sols. “J’ai des sols acides, la preuve d’un sol des Cévennes” assure le vigneron. Le domaine, qui se situe d’ailleurs en bordure du parc national des Cévennes, bénéficie d’un climat unique qui imprime une trame singulière à ses vins.
Totalement acquis à l’agriculture biologique depuis 2022, le domaine de 40 hectares reflète aujourd’hui une viticulture libre, souple et créative. La richesse ampélographique y est frappante : près de vingt cépages cohabitent, certains bien connus, d’autres confidentiels voire expérimentaux. Cette diversité est aussi stylistique : blancs tendus, rouges gourmands, rosés aromatiques, bulles festives, vins oranges… L’ensemble de la production est en IGP Cévennes, dont une partie revendique une approche plus classique bio, tandis qu’une autre, plus audacieuse, explore pleinement l’univers du vin nature.
C’est dans cette deuxième facette que l’empreinte de Mathieu Manifacier est la plus marquée. Avec ses cuvées vinifiées sans soufre, sans intrants et en fermentation spontanée, le vigneron revendique une approche intuitive et expérimentale. Les étiquettes, très graphiques et contemporaines, sont le fruit d’un travail collaboratif avec le couple Guillaume et Laurie. « On voulait que les bouteilles racontent une histoire dès l’étiquette. Quelque chose de vivant, de libre, de joyeux. Comme nos vins », explique-t-il. Cette volonté de sortir des carcans classiques séduit une clientèle de plus en plus en quête d’authenticité, curieuse de vins qui sortent du rang. « Les vins nature que je propose ne cherchent pas à être parfaits, ils cherchent à être sincères, authentiques ».
L’une des grandes singularités du domaine réside dans l’usage assumé des cépages hybrides résistants. Initialement plantés comme mesure de sécurité pour la conversion bio, ces cépages se sont révélés être bien plus que des "roues de secours". Artaban, Vidoc, Souvignier gris, Floréal, Muscaris, Italia Bouquet… Autant de noms encore peu connus du grand public, mais qui s’imposent progressivement dans les vignes les plus visionnaires. Résistants naturellement aux principales maladies de la vigne, ces cépages nécessitent peu ou pas de traitements : « En année normale, on peut s’en sortir avec zéro traitement. Au pire, un ou deux passages. C’est un vrai changement de paradigme », assure Mathieu Manifacier. En cave aussi, leur profil s’avère très adapté à la vinification naturelle : pH plus bas, fermentations rapides, faible taux d’alcool, bonne stabilité microbiologique. « Ils cochent toutes les cases : écologiques, techniques et gustatives. Et surtout, ils donnent des vins frais, digestes, dans l’air du temps ».
Mais Mathieu Manifacier ne s’arrête pas là. Avec la cuvée Easy Wilder, il explore une autre piste audacieuse : celle des cépages dits "interdits". Ces cépages producteurs directs, comme le Clinton, l’Isabelle ou l’Othello, sont interdits à la commercialisation en France depuis les années 1930, accusés à l’époque de produire des vins au goût trop marqué ("foxé") et potentiellement dangereux à cause d’une supposée teneur élevée en méthanol. Des arguments aujourd’hui largement contestés. Pour Mathieu, ces variétés font partie du patrimoine viticole des Cévennes. « On a retrouvé de vieilles treilles dans les fermes, on les a vinifiées comme des pierres précieuses. C’est une bouteille spirituelle autant que culturelle ». La cuvée Easy Wilder est produite en très petites quantités, mais elle fait parler d’elle. Arômes de fraise sauvage, texture vineuse, buvabilité étonnante… Une boisson alcoolisée qui suscite la curiosité autant qu’il interroge les normes actuelles.
Ce retour des cépages oubliés s’inscrit dans un mouvement plus large, porté notamment par l’IGP Cévennes. Depuis 2022, un observatoire des cépages a été mis en place, avec l’objectif de documenter, tester et promouvoir trois catégories : les cépages patrimoniaux, les hybrides résistants, et les cépages interdits. Une démarche pionnière, à l’heure où les défis climatiques, économiques et réglementaires poussent les vignerons à repenser leurs pratiques. Plus sobres, plus autonomes, moins dépendants des intrants et des standards industriels, les vignerons cévenols proposent une alternative crédible et cohérente. Et dans cette avant-garde, le domaine de Berguerolles joue un rôle de premier plan.
En mêlant cépages rares, engagement environnemental, esthétique contemporaine et liberté créative, Mathieu Manifacier incarne une nouvelle génération de vignerons qui refusent de choisir entre tradition et innovation. Une génération qui revendique le droit de faire du vin autrement, librement, au cœur d’un territoire qui ne cesse de surprendre. Les Cévennes, plus que jamais, sont en train de devenir un laboratoire vivant de la viticulture de demain.
Cuvée White Rabbit 2023 - IGP Cévennes (12,80€)
Souvignier, floréal et gros manseng pour ce vin blanc inédit ! Il n’y a que dans les Cévennes que l’on observe ce genre de vin. Avec du peps, ce vin offre une très belle salinité. Cette cuvée est élaborée par pressurage direct des raisins et sa fermentation se déroule grâce à des levures indigènes et pour terminer, un élevage sur lies de quelques mois en cuve inox.
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