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[ENTRETIEN] Ronan Laborde : « Ce millésime mérite d’être présenté »

Auteur

Laura
Bernaulte

Date

13.05.2020

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Dans un contexte politico-économique mondial déjà compliqué, les grands crus bordelais doivent désormais faire face à l’épidémie de Covid-19, et avec elle, au report des Primeurs. Comment réagissent-ils face à cette conjoncture ? La réponse de Ronan Laborde, le président de l’Union des Grands Crus de Bordeaux (UGCB).

Ronan Laborde, quel plan d’action pour sauver Bordeaux dans un contexte de crise internationale, encore aggravée par le Coronavirus ?
Je ne vois pas le tableau aussi noir que ça. Je ne crois pas que Bordeaux soit particulièrement plus en difficulté dans ce contexte que d’autres appellations ou d’autres vins. Au contraire, je crois que notre vignoble et les grands crus bénéficient de grand nombre d’atouts pour surpasser cette crise, qui n’est pas la première que notre région, notre profession, le monde affrontent. Les vins de Bordeaux sont des vins de garde, qui se présentent dans le temps long. Les gens peuvent les garder, attendre pour passer commande. Ensuite, je pense que les gens n’ont pas totalement arrêté de consommer nos produits, même dans cette période qui a confiné plus de la moitié de l’humanité. Bien sûr, à court terme, on observe une chute importante des ventes, car toute la logistique est très compliquée, que toute une partie de notre clientèle est totalement fermée, notamment les restaurants, mais par ailleurs, on ne fait pas chou blanc pour autant. Par exemple, à titre personnel, pendant le confinement, j’ai acheté du vin sur internet, dans les supermarchés, chez des cavistes… Ça m’a aussi permis de prendre du recul, de ranger ma cave, de la vider un peu et de la re-remplir. Durant cette période, je me souviens surtout que les grands crus de Bordeaux, et les grands vins en général, ont souvent été le rayon de soleil à la fin d’une journée difficile.

Comment vont se dérouler les primeurs 2020 dans ce contexte inédit ?
C’est un total reformatage. Habituellement, les primeurs de l’UGCB se passent à Bordeaux, dans les propriétés, avec plus de 6000 visiteurs, dont 3000 étrangers qui viennent parfois de destinations très lointaines, comme l’Australie, la Chine… Cette année, les gens ne peuvent pas voyager ou difficilement, avec de nombreuses frontières fermées, y compris à l’intérieur de l’Europe. Forts de ce constat, début juin, nous allons faire à Bordeaux pour les Français, dont la Place, et aussi certains professionnels basés à Bordeaux, comme les journalistes, des présentations étalées sur plusieurs jours. Elles auront lieu en petites sessions, dans un cadre très privatif adapté à ce que l’on peut faire en phase de déconfinement progressif, à savoir des regroupements de moins de dix personnes, deux serveurs et huit dégustateurs invités. Les invités seront conviés dans une grande salle, où ils pourront déguster plus de 130 vins, pendant 3h30. Il n’y aura pas de producteurs présents, mais un flashcode permettra d’accéder à la présentation vidéo du producteur dans un format d’une minute trente à deux minutes. Ils pourront aussi s’en passer sur le moment, et en bénéficier en amont ou aval en allant sur la plateforme numérique de l’Union, « vintagebyugcb.com ».

Et les professionnels du vin étrangers qui d’habitude affluent des quatre coins du monde vers Bordeaux, comment pourront-ils découvrir ce millésime 2019 ?
Après ces dégustations à Bordeaux, on procédera lors de la deuxième quinzaine de juin à des présentations Primeurs dans une quinzaine de grandes métropoles mondiales comme Paris, Londres, Bruxelles, une ville en Allemagne, Zurich, pour l’Asie Shangai, Hong-Kong, Singapour, Tokyo, et aux USA San-Francisco et New-York. Le format sera le même, des cercles restreints de quelques dégustateurs qui viendront déguster nos crus pendant environ 3h-3h30. Il faut aussi préciser que plan de reprise d’activité est élaboré avec le bureau Veritas, donc au-delà des conditions de dégustation qu’on maîtrise assez bien, la sécurité sanitaire de nos invités est réfléchie en amont par des professionnels.

Pour les professionnels qui ne peuvent pas se rendre dans ces villes, l’envoi d’échantillons est-il envisageable ?
Dans le même tempo que la dégustation du 2019 pour les Bordelais, on fera bénéficier d’un envoi quelques grandes publications mondiales spécialisées vin qui ont la plus grande influence, notamment le Wine Spectator, Wine Advocate, James Suckling, Neal Martin, Antonio Galloni… A part ça, on veut limiter l’envoi d’échantillons, car c’est déléguer la responsabilité de l’envoi et de la présentation des vins, avec des risques de perte, casse, montée en température… au péril de la qualité des vins.

Ne pensez-vous pas que cette réorganisation exceptionnelle va vous priver d’une partie des dégustateurs qui seraient venus déguster à Bordeaux dans une campagne Primeurs habituelle ?

C’est une bonne question. On a essayé de faire au mieux. A travers les invitations et si les gens viennent près de chez eux, on pense toucher 75 à 80% de ce qui constitue la clientèle Primeurs dans le monde. Viser 100 % nécessiterait des moyens que l’on n’a pas. Habituellement, tout le monde ne vient pas à Bordeaux pour les Primeurs. On n’exclut pas non plus de toucher plus de personnes que celles qui venaient habituellement. Ce sont les négociants, représentés par l’organisme « Bordeaux négoce » qui ont le lien avec les distributeurs mondiaux. On travaille en lien avec eux pour avoir la meilleure liste d’invités. C’est assez remarquable la façon dont le monde du vin s’adapte, on a de l’imagination, de la volonté, on ne se laisse pas abattre. On a beaucoup de soutien de la part de nos membres, du négoce, de la part des gens qui comprennent que cette année c’est différent. On garde l’espoir que ce format est exceptionnel et que bientôt on aura le plaisir de se retrouver dans le format habituel que l’on connaît.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce millésime 2019 qui sera au centre de toutes les attentions, malgré ce format de Primeurs chamboulé ?
Ce millésime mérite d’être présenté. Il a été produit sous de bons auspices, avec un climat qui est celui que l’on retrouve dans la production des grands millésimes à Bordeaux, une bonne floraison, un été chaud et très sec avec quelques pics de chaleur, mais sans canicule néanmoins, donc une tension pour amener la maturité au plus juste. Notre région est certainement la seule à pouvoir produire au plan mondial des grands crus à la fois en rouge et en blanc sec. Les blancs secs ont été vendangés assez tôt, fin août, avec des conditions optimales, car il faisait encore très beau. En blanc on a su trouver le juste équilibre entre la fraîcheur, l’éclat et la juste maturité. En rouge, il faisait assez beau et chaud début septembre, des pluies éparses ont permis de peaufiner, adoucir le degré d’alcool, la maturité, rééquilibrer cette fraîcheur. On a des vins rouges avec beaucoup d’anthocyanes, donc une belle intensité colorante, des tanins, une belle texture en bouche, tous les ingrédients pour des vins savoureux de haut potentiel de garde. Du côté des sauternes, ils ont eu de belles conditions, mais pas assez prolongées en fin de saison pour que le botrytis puisse se développer durablement, donc de très bons vins mais pas en quantités importantes à Sauternes et Barsac. Globalement, ailleurs, le rendement est plutôt au-dessus de la moyenne sur ce millésime 2019 en blanc sec comme en rouge.

Quels pronostics dressez-vous pour l’avenir commercial de ce 2019 ?
Il y a un facteur essentiel que l’on ne connaît pas encore : les prix. Il y a encore du chemin avant de tirer des conclusions. On entend parler de crise, mais en suivant les chiffres de vente, on s’aperçoit que l’année calendaire 2019 a été l’une des plus belles années en termes d’exportations sur les grands crus de Bordeaux. Bien sûr, il y a beaucoup de vents contraires, la surtaxe de 25% aux USA, le ralentissement asiatique, avant qu’il soit mondial avec l’épidémie de Covid-19, et toutes les conséquences qui vont suivre durant cette année. Mais en dix-huit ans d’expérience, j’ai connu la campagne pour les primeurs 2008 en 2009, où on nous prédisait le pire, et finalement, ça ne s’est pas trop mal passé. Je ne dresse pas de pronostic sur la campagne qui va se dérouler, mais ce que j’observe, c’est qu’aujourd’hui, quand on parle de millésime 2019, il y a de l’intérêt dans la presse, chez nos distributeurs et clients. On ne trouve pas la porte fermée avant même d’avoir lancé les présentations et les offres commerciales. La méthode engagée pour présenter ce millésime reçoit plutôt un bon accueil. Gardons encore l’espoir pour ce 2019 !

Et concernant la fixation des prix justement, à quelle tendance s’attendre ?
Il ne faut pas être un grand devin pour imaginer dans quel sens ça va aller… Ce ne sera certainement pas un millésime inflationniste, mais aujourd’hui, hormis les masques, le gel hydroalcoolique, rien n’est inflationniste !

EN BONUS
« Un dossier spécial
Terre de vins »

Pendant cette période de confinement, « Terre de vins » a mené, comme promis, « sa » campagne primeurs. Près de 400 propriétés ont été dégustées au cours d’un marathon express qui prend fin ce mercredi avec les Grands crus classés de Saint-Emilion. « L’adhésion des propriétés à ce projet a été considérable, confie Rodolphe Wartel, directeur du magazine. C’est aussi le signe, pour ces propriétaires, que la vie ne doit pas s’arrêter, qu’ils ont envie de prendre une part de voix et qu’ils sont fiers du millésime 2019 ». Ces dégustations se sont faites à huis clos dans des propriétés-relais qui ont, avec une bienveillance que nous remercions à nouveau, accepté le dépôt de dizaines d’échantillons.
Aussi, « Terre de vins » a tenu, dans ce contexte si particulier, à respecter les équilibres. C’est un rituel : propriétés, courtiers, négoce bordelais ont besoin d’un temps d’échange et d’exclusivité. Nous sommes dans le monde des affaires! Respectueux de ce temps, « Terre de vins » ne dévoilera aucun commentaire ni note au mois de mai. Nos abonnés découvriront en revanche dès le mois de juin un numéro collector où près de 400 grands vins de Bordeaux auront été dégustés, sous la direction de Sylvie Tonnaire, rédacteur de chef et Mathieu Doumenge, rédacteur en chef adjoint. Un numéro qu’aucun autre magazine au monde n’aura réalisé, dans ces conditions si singulières et… historiques.