Vendredi 20 Juin 2025
©Stéphane Charbeau pour le BNIC
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20.06.2025
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La filière française des spiritueux fait face à une crise structurelle et à un choc conjoncturel dans un environnement mondial marqué par l’inflation, la déconsommation, la hausse des coûts de production, les tensions logistiques et les risques géopolitiques. Pour autant, rien n'est perdu. Elle se bat pour défendre et valoriser ce riche patrimoine économique et culturel.
Alors que le pays revendique un art de vivre à la française, la filière nationale des spiritueux entre dans une zone de fortes turbulences. Longtemps considérée comme un moteur de l’économie française — avec plus de 150 000 emplois, 17 milliards d’euros de PIB induit et 3e contributeur, avec le vin à la balance commerciale —, elle se trouve aujourd’hui à un tournant. Selon les données récemment publiées par la Fédération Française des Spiritueux (FFS), la consommation domestique recule, les exportations décrochent, et les incertitudes fiscales et géopolitiques pèsent sur l’avenir d’un secteur pourtant stratégique.
En 2024, la baisse de la consommation française de spiritueux s’établit à -2,6 % en volume, tous circuits confondus, poursuivant une tendance de fond qui voit les pratiques de sobriété progresser dans toutes les tranches d’âge. En 2021, seulement 8 % des Français consommaient de l’alcool quotidiennement, contre 21,5 % en 2000. Une chute qui témoigne d’un bouleversement culturel profond. Depuis les années 80, la consommation de spiritueux a chuté de 50 %, et la génération des 18-35 ans accentue cette mutation : entre 2020 et 2024, la part de non-acheteurs d’alcool à domicile a bondi de 50 % dans cette tranche d'âge. « Le plus inquiétant est l'accélération de la vitesse de changement des tendances de consommation toutes catégories », précise Thomas Gauthier. « Dans l'Union Européenne, on enregistre en dix ans une baisse moyenne de 9 % ; en France, elle atteint 16 % surtout chez les 18-35 ans mais pas que, et y compris chez les seniors dont la consommation recule pour la première fois ».
La baisse structurelle se manifeste de manière spectaculaire dans la grande distribution : avec 247 millions de litres vendus (-3,8 % en 2024), le marché s’effrite pour la quatrième année consécutive, et perd pour la première fois en valeur depuis 2018, à 4,9 milliards d’euros (-3,6 %). Les fonds de rayons sont particulièrement touchés, en particulier les whiskies (-4,6 %), les anisés (-5,8 %), et même les rhums (-3,6%), les trois premières catégories pesant plus de 70% des achats, tandis que les alcools blancs semblent mieux résister (-0,8 % pour les alcools blancs) tout comme les amers tirés par les spritz (qui devient une catégorie à part entière) et l'armagnac à faibles volumes. « Tout ce qui est coloré, sucré, aromatisé et exotique, ce qui est gourmand en somme, résiste bien grâce à la mixologie » reconnait Guillaume Girard-Reydet, président de la FFS.
Dans le circuit CHR (Cafés, Hôtels, Restaurants), les ventes reculent également de -2 % en volume pour atteindre 20,8 M l. et de -1,8 % en valeur. La météo pluvieuse et un ensoleillement en berne en 2024 ont découragé les sorties. Un rayon de soleil tout de même : le spritz, qui enregistre une croissance de +32 % en valeur et pèse désormais 3 % du marché des spiritueux. Là encore, les alcools blancs, première catégorie avec près d'une bouteille sur quatre, se montrent particulièrement résilients comme les liqueurs de fruits mais les rhums, en troisième position, plongent de 9%. Une bonne nouvelle cependant : la mixologie confirme le trio gagnant « gin tonic - spritz - mojito » qui poursuit sa success story dans les verres, à domicile comme à l'extérieur.
C’est à l’international que la situation devient critique. L’exportation, qui représente traditionnellement la moitié de la valeur de la filière, s’est contractée de -6,5 % en 2024, après une baisse de 12% en 2023 et elle s'affiche déjà à - 7,5% en 2025 . La Chine et les États-Unis, les deux piliers des débouchés internationaux qui concentrent désormais 63 % des valeurs exportées, concentrent aussi les inquiétudes par une situation politique instable. En janvier, Pékin a lancé une enquête antidumping sur les eaux-de-vie européennes. En attendant les résultats début juillet, les droits de douane supplémentaires ont déjà augmenté en moyenne de 35 %, le duty free a été suspendu et cognacs-armagnacs ont été supprimés des diners officiels. En quelques mois, les expéditions vers la Chine ont chuté de près de 30 %, faisant passer la part de l’Asie dans les ventes globales de 34 % à 28 % en un an.
En parallèle, l’élection de Donald Trump aux États-Unis (35 % des expéditions de spiritueux en Amérique du Nord) a ravivé la crainte d’un durcissement tarifaire avec déjà une hausse actée de 10% et une menace de 20% pour juillet. Le cognac, qui constitue les deux tiers des volumes exportés, a vu sa valeur chuter de -10,9 %, tandis que le rhum (-3,8 %) et les liqueurs (-2,3 %) n’ont pas été épargnés. Les quatre premiers mois de 2025 confirment l’entrée dans une zone de perturbation prolongée, avec un nouveau recul de -7,4 % en valeur.
Pour autant, tout n’est pas perdu. La France dispose encore de solides fondamentaux. Elle transforme chaque année près de 4 millions de tonnes de matières premières agricoles (pour près de la moitié des raisins) pour élaborer des produits qui s’exportent dans plus de 180 pays. Mais pour préserver cette puissance économique, la compétitivité des entreprises françaises doit être consolidée, avertit la FFS. « On ne demande ni aides, ni budget, juste une stabilité de la fiscalité et que l’État évite de complexifier les règles » précise Thomas Gauthier. « Tous les efforts entrepris pour préserver les marchés en France seraient rendus parfaitement inutiles par d’éventuelles hausses des droits d’accises », renchérit Guillaume Girard-Reydet. « Avec 72 % en moyenne du prix de vente d’un spiritueux qui est constitué de taxes, toute hausse impacterait immédiatement la santé économique de la filière. » Et de citer le contre-exemple en Grande-Bretagne où la hausse de 10,1 % des droits sur les spiritueux en 2023 a provoqué un effondrement des recettes fiscales de 1,3 milliard de livres sterling. L’augmentation des taxes n’apparaît donc pas seulement une menace pour les producteurs mais elle constitue aussi une mauvaise affaire pour les finances publiques.
Dans ce contexte tendu, la Fédération Française des Spiritueux en appelle à la prise de conscience des pouvoirs publics pour soutenir la filière. Elle entend par ailleurs accompagner l’innovation produit et favoriser l'accélération du développement du spiritourisme pour valoriser un patrimoine vivant, autant économique que culturel. Le regroupement de toutes les filières de spiritueux (FEVS, FFVA, Les Spiritueux) avec l'UMVin et le Conseil National des Vins & Spiritueux devrait déjà aider à coordonner les actions et à faire entendre une même voix collective.
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