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Quand les vignerons slament le champagne

Auteur

Yves
Tesson

Date

27.11.2020

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Un Slam pour célébrer les vendanges, c’est l’idée originale des vignerons de Champagne qui ont fait appel au chanteur Raphaël Herrerias et au pianiste Sofiane Pamart. Une initiative très réussie qui met en mots et en musique toutes les valeurs portées par ce terroir unique.

Au XIXe siècle, on écrivait beaucoup de chansons pour célébrer le champagne, toujours enjouées, louant avec légèreté sa douce ivresse. Le slam né de la rencontre entre le chanteur Raphaël Herrerias et le pianiste Sofiane Pamart à l’initiative des vignerons de Champagne, s’inscrit dans un tout autre registre, celui de la nostalgie d’un terroir et d’une certaine France, pour partie disparus. À travers ce texte, une vérité transparaît : si les Français aiment le vin, c’est parce qu’il est souvent le dernier lien qui les rattache à cette terre que leurs aïeux ont quittée. Il incarne le souvenir d’un enracinement.

Alors que tout s’apprend désormais à l’école sous la forme d’une transmission théorique, il y a d’abord la nostalgie d’une transmission familiale, qui ne passait pas seulement par un discours mais aussi par l’exemple, et se faisait naturellement « de mère en fille, de père en fils, de frère en frère (…) Se faire passer les secrets, boire les paroles du grand-père, et voir ses deux mains abîmées, plonger profondément dans la terre ». Dans un monde qui change en permanence, où chacun est baladé au gré des opportunités, d’une entreprise à l’autre, d’un métier à l’autre, on envie cette stabilité du vigneron, prédestiné dès sa naissance et qui consacre toute sa vie à son domaine, reproduisant sans cesse les mêmes gestes millénaires : « les rangées de vigne deviennent ligne de vie ».

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Et on ira d’ailleurs jusqu’à regretter la saine usure de ce travail physique et manuel, qui sculpte les corps. Les mains du grand-père sont « abîmées », mais n’en sont que plus nobles. C’est cette ascèse du dur labeur du vendangeur qui rend la joie de se retrouver ensemble à la veillée plus grande encore, parce qu’on a partagé une épreuve, parce qu’on est uni par le même effort : « Et si le soir on chante fort/C’est pour oublier qu’on a mal au dos/Qu’on a mal aux doigts ». Cette douleur est plaisir de l’incarnation et jouissance de s’être dépassé. Rien à voir avec la pénibilité du travail du bureaucrate moderne, le corps certes intact, mais qui revient le soir l’esprit abruti par son écran, incapable d’interagir avec ses semblables.

Le monde s’est rationalisé et l’homme maîtrise et contrôle désormais tout. Mais il a justement cette nostalgie de ce temps où il devait faire confiance à la nature, accepter ses revers, se réjouir de ses cadeaux, s’abandonner à l’inconnu. En rendant l’avenir prévisible, on a gagné en sécurité, mais on a rendu notre horizon morne, ennuyeux, privé de ces surprises qui font le sel de la vie. Le vigneron lui, vit au gré des saisons, et s’il subit encore les aléas de la météo, il sait déchiffrer sans logiciel et sans smartphone la nature, en faisant confiance simplement à ses sens, par une relation directe, une communion : « Ici on sait encore lire le ciel/ (…) 97 jours après la floraison/La nature leur a donné raison/Demain on se pressera encore/De la vigne jusqu’au seau. »

C’est enfin un poème qui déjoue certains préjugés sur les paysans, en particulier celui d’un monde fermé, replié sur lui-même et hostile à l’étranger. Comme si l’ouverture était une invention du monde urbain moderne. C’est oublier que les campagnes ont toujours accueilli au gré des récoltes les saisonniers. En Champagne, ils sont 100.000 à affluer chaque année de toute l’Europe. On appréciera au passage l’association amusante avec la ruée vers l’or : « les accents se mélangent/Comme il est grand l’Hexagone/c’est la ruée vers le champagne ». Cette vie collective des saisonniers dans les vendangeoirs, qui chantent ensemble deux semaines durant, dans une joyeuse anarchie, c’est encore le reste d’un autre monde, que déjà l’Union Européenne menace de sa pluie de normes, refusant la convivialité des dortoirs collectifs, au nom d’un tout sécuritaire qui n’en finit pas de nous tuer.