Samedi 5 Octobre 2024
(photo Alain Robert)
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Date
29.06.2023
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Au cours des douze dernières années, Terre de Vins a souvent croisé la route de Jean-Michel Cazes, l'homme de Château Lynch-Bages qui s'est éteint hier à l'âge de 88 ans. Il s'était même prêté à l'exercice de l'entretien "sur le divin", se livrant de façon plus intime sur son extraordinaire parcours. Morceaux choisis d'un échange riche et chaleureux, à l'image de cette personnalité inestimable.
Le vin est souvent une filiation. C’est le cas chez les Cazes. Ton grand-père, ton père, ton fils... As-tu senti le fardeau de l’héritage ? La responsabilité à porter ?
Mon grand-père était un homme très travailleur, d’origine très modeste, qui est arrivé dans le métier sur le tard. Il est devenu viticulteur à presque 60 ans ! Mon père a fait partie d’une génération très durement frappée par la crise et la guerre. Je n’ai pas de ressenti dynastique. Nous avons eu beaucoup de chance d’arriver au bon endroit, à un moment favorable. Mon père a été très malmené par la vie. Il a peu connu autre chose que les difficultés dans le domaine du vignoble. C’est par hasard que je suis arrivé en 1973, quand l’économie du vin commençait à frémir, pour s’écrouler en 74... Avec le recul, je m’aperçois que c’était le moment où le vignoble de Bordeaux a commencé à redresser la tête. J’ai eu beaucoup de chance.
On dirait qu’aujourd’hui tu as atteint une forme de sagesse...
Cela ne me plaît pas du tout d’être un grand sage. Je ne me sens pas « grand sage ». Que j’aie des idées sur la manière de faire notre métier, ça je veux bien ! Je suis d’une formation scientifique, attaché à la rationalité. J’aime la technique. Je suis sensible à la recherche et à la connaissance des processus. Je ne crois pas du tout à l’inspiration éthérée et aux coups de génie. Faire du vin, c’est une question de goût, certes, mais pour arriver il faut bien comprendre quels sont les processus. C’est beaucoup de sa- voir. J’aime discuter avec des scientifiques et des œnologues.
Le vin peut-il encore t’émouvoir ?
Le vin pour moi ne vient pas tout seul. Je ne suis pas ému par un vin sur le coin d’une table à 11 heures du matin. Une grande bouteille de vin avec des gens qui s’y intéressent et qui produisent de l’échange, là, ça m’émeut. Une très bonne bouteille dans certaines circonstances laisse des traces, des souvenirs. Un jour, j’étais invité par Pascal Delbecq à Ausone (Saint-Émilion, NDLR). Il nous avait invités à déjeuner. Il nous sert du vin rouge. Et il nous fait boire un Ausone 41 (dans les années 1990)... à l’apéritif ! Ce n’était plus du vin, c’était de la dentelle. C’était splendide. Un verre à boire quand vos papilles sont encore en forme. Il avait raison. Georges Duhamel disait que le vin, c’est comme la lampe d’Aladin : quand on l’ouvre, un génie en sort. Toute la culture du vin tourne autour de ça.
Selon toi, le vin est-il un art ?
Non, je ne crois pas. Anthony Barton dit : « Le vin est sûrement un objet d’art mais il est le seul qu’il faut détruire. » Je ne pense pas que cela soit un art. C’est le résultat d’un artisanat. Et suivant les pays où l’on se trouve, on boit les vins de manière très différente. Dans certains pays, on met l’accent sur la découverte. Moi, lors d’une dégustation avec 15 vins différents, je n’éprouve aucun plaisir. Et mettre des notes n’a aucun intérêt. Il faut se concentrer sur deux ou trois vins au cours d’un repas.
Et si le vin était une œuvre d’art ? Ou une peinture ?
J’aime Goya, j’aime beaucoup de choses. Et justement, je trouve que le vin n’est pas une œuvre d’art. Le vin est un support d’émotion mais il ne me fait pas penser à une sculpture, un tableau, ou une musique. Quand certains pratiquent la musique en pensant à tel ou tel vin, je ne comprends pas. Un bon vin va évoquer des souvenirs, des idées, des personnages. Là, je suis tout à fait convaincu.
Le vin participe-t-il de l’érotisme ?
On décrit souvent le vin en utilisant des mots qui s’appliquent aux femmes mais ce n’est pas trop ma tasse de thé. Un vin doit-il d’ailleurs être décrit ? Cela se perçoit, cela se ressent. Chacun son rôle. Je ne suis ni écrivain, ni sommelier. Je suis viticulteur. Je sais ce que j’aime. Au sujet des parfums, je me demande même parfois si c’est du flan ! Je sens le bouquet mais aller aussi loin dans l’analyse des odeurs...
Tu donnes de toi l’image d’un sage clairvoyant. T’indignes-tu parfois ?
Je n’ai pas lu le livre d’Hessel. Je préfère construire les choses plutôt que de m’indigner. L’indignation, si elle reste une posture, n’est pas très efficace. J’aime autant intervenir de façon concrète. Donner un coup de poing sur la table ne sert à rien. Comment, plutôt, modifier le cours des événements ? Par exemple, l’évolution de ma campagne depuis trente ans ne me plaît pas. À mon petit niveau, j’essaie de faire des choses. Avec la prospérité du vignoble se sont créées des barrières. Il est de notre devoir d’essayer de les réduire. Il ne faut pas perdre de vue qu’on vit en communauté. Je regrette que nos entreprises se développent un peu en marge. Je ne suis pas Gandhi mais nous avons des responsabilités globales à l’échelon local. J’essaie de bien m’intégrer dans le paysage. On rend un peu de ce que la terre nous apporte.
Lynch-Bages, Ormes de Pez, Michel Lynch, Ostal Cazes... Tu es un homme riche. À quoi te sert l’argent ?
J’ai le sentiment de la fragilité de notre métier. La prospérité actuelle est une assurance contre des difficultés qui peuvent intervenir. Notre métier est soumis à des aléas, climatiques bien sûr. Il peut aussi se produire des accidents. Il peut y avoir des risques technologiques, sans parler d’une pollution à la centrale de Braud-et-Saint-Louis (en Blayais, de l’autre côté de l’estuaire de la Gironde, NDLR) par exemple. Le jour où j’ai connu le choc pétrolier de 1974, personne n’imaginait que le baril allait passer à 30 dollars. Le commerce de Bordeaux a été en faillite. Demain, il peut y avoir autre chose.
C’est ton côté fourmi qui s’exprime ?
Oui, c’est mon côté fourmi. C’est aussi mon expérience. Mon père, assureur, n’avait aucune confiance dans le vin. L’argent sert aussi à le réinvestir, le remettre dans l’outil technique et culturel. Avec de nouveaux chais, on refait ce que les anciens ont fait en 1840 en construisant tous les châteaux que la terre entière nous envie. Aujourd’hui, on a les moyens d’en remettre une nouvelle couche. Il ne faut pas hésiter ! On construit pour les générations futures. Et il faut investir dans l’université scientifique. On ne se mobilise pas assez pour soutenir la recherche. L’argent, investi dans la recherche, sert aussi à faire progresser une région toute entière, sans accumuler.
La vigne, c’est aussi la transmission et un certain rapport au temps. La mort, tu y penses ?
Non. Je n’y pense pratiquement pas. Et je ne fais pas de métaphysique…
Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
Je serais très content qu’ils fassent un bon repas. C’est ce que je préfère dans les enterrements : c’est la réunion qui suit ! Ils boiront un lynch-bages 1959. Ce vin a survécu magnifiquement bien. C’est le type même de vin que j’aimerais laisser à mes enfants et petits-enfants...
Propos recueillis par Rodolphe Wartel. Photos Alain Robert.
Les obsèques auront lieu à l'église de Pauillac le 4 juillet 2023 à 11h.
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