Lundi 15 Décembre 2025
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15.12.2025
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Le crémant du Jura a fêté ses 30 ans en 2025. L'occasion de faire un retour sur l'histoire parfois houleuse de la 7ème appellation Crémant de France, de raconter l'évolution de cette aventure collective et d'évoquer l'avenir de ces bulles qui ont le vent en poupe.
Nés dans l’ombre des grands voisins champenois mais forgés par une identité farouchement jurassienne, les crémants du Jura fêtent aujourd’hui leurs 30 ans d’appellation avec une maturité éclatante. Ils sont pourtant le fruit d’une longue histoire mouvementée, faite de querelles techniques et de paris économiques. Les bulles jurassiennes ne datent pas d’hier et apparaissent bien avant l’AOC. Dès la fin du XVIIIᵉ siècle, la Franche-Comté élabore déjà des vins mousseux qui rencontrent un vif succès, notamment ceux de l’Étoile, élevés 2 à 3 ans en fût puis autant en bouteille, alors très prisés des négociants champenois.
On produit aussi des mousseux d’Arbois grâce à l’aptitude à la champagnisation du chardonnay, surtout lorsqu’il est assemblé au pinot noir ou au pinot gris, comme l'évoque Charles Rouget dans son livre Les Vignobles du Jura et de la Franche-Comté, édité en 1897.
La première mention de «méthode champenoise » apparaît sur des étiquettes jurassiennes en 1927, et sera utilisée jusqu'à son interdiction en 1992. Dans les années 1950, des buvards des écoliers faisaient même la promotion du « grand vin du Jura traité selon la vieille méthode champenoise ». La région s'était entichée de cuvées effervescentes comme la Papillette de la Fruitière de Pupillin, de cuvées plus fantaisistes comme le Major de l'Isle aromatisé ou le Vin Fou d’Henri Maire. Seulement, des familles d'élaborateurs historiques travaillaient déjà en méthode traditionnelle selon des règles plus pointues que l'on retrouvera dans le cahier des charges du futur crémant.

Le début de l'appellation Crémant voit officiellement le jour en 1975, à l'initiative de la Bourgogne. Le Jura n’obtiendra son appellation que vingt ans plus tard, donnant ainsi naissance au septième crémant de France. Une aventure non sans heurts et parfois houleuse. Marcel Jacquier, fondateur au début des années 80 de la Compagnie des Grands Vins du Jura (rachetée par les Grands Chais de France et rebaptisée La Maison du Vigneron), a joué un rôle majeur dans la maîtrise technique des bases de crémant. Il sera à l'origine de la création de l'une des marques phares du crémant, Marcel Cabelier.
Le dossier est également porté par des pionniers tels Lothain Grand à Passenans et Pierre Rolet à Arbois, tandis qu'Henri Maire, figure aussi influente que controversée, s’oppose vivement au projet.
En 1988, à l’initiative de la Société de viticulture, une réunion rassemblant plus de 120 personnes dégénère en débat houleux. Christian Vuillaume, historien du vignoble et maire de Château-Châlon, se souvient : « Certains vignerons refusaient la nouvelle contrainte puisque l’INAO disait que ce serait 'crémant ou rien', et qu'ils perdraient le droit de faire de la méthode traditionnelle ».
Une centaine de signatures sont réunies contre l’appellation, dénonçant les surcoûts liés aux cagettes ajourées, à des équipements jugés surdimensionnés, aux difficultés logistiques pour traiter les récoltes à temps... L’INAO concède finalement une cohabitation de cinq ans entre crémants et mousseux, mais la tension reste forte, virant presque à la crise territoriale.
Pierre Rolet sollicite même l’intervention de Jacques Pélissard, député et maire de Lons-le-Saunier, afin d’obtenir la signature du décret "oublié" sur le bureau du ministre. Il paraît finalement le 9 octobre 1995. Deux ans plus tard, plus personne ne parlait de revenir aux mousseux.
L’aire d’appellation du Crémant du Jura épouse exactement celles des Côtes du Jura, d’Arbois, de Château-Chalon et de l’Étoile sur 105 communes du département. La liste des cépages autorisés raconte aussi le Jura : poulsard, trousseau, savagnin auxquels on adjoint deux bourguignons, le chardonnay et le pinot noir, élaborés en blancs ou rosés.
Comme tout crémant, le cahier des charges impose notamment une obligation de vendange manuelle, un transport en cagettes ajourées, un pressurage en grappes entières. « Je me souviens que certains criaient au gâchis quand ils voyaient le jus s'écouler dans la rue lors du transport des grappes dans les caisses trouées », raconte Christian Vuillaume. « Mais on s’est rendu compte que tout partait de là : ça permettait de préserver l'intégrité des raisins et d'augmenter la qualité sur toute la chaine d'élaboration ».
En 1995, une quinzaine de metteurs en marché déclaraient une production de crémants. Ils sont 150 aujourd'hui. Partout, la qualité ne cesse de progresser. Les chais se sont équipés en pressoirs pneumatiques, la Société de Viticulture du Jura par des dégustations systématiques veille sur la sélection des vins.

Sur une production nationale de crémants de 888 000 hectolitres (en 2024), le Jura représente 17 566 hl (dont 8000 par Les Grands Chais acteur majeur de la catégorie) sur 282 hectares.
C'est la plus petite appellation après la Savoie et Die, mais également « celle qui progresse le plus depuis cinq ans », selon Louison Bosse-Platière, coordinateur de la Fédération Nationale des Producteurs et Élaborateurs de Crémants. Les volumes pèsent un peu plus de 15% de la production viticole de la région.
Ils connaissent toutefois des variations en montagnes russes : : –66 % entre 2016 et 2017, –89 % entre 2020 et 2021, –82 % entre 2023 et 2024. « Ce qui peut être un handicap pour le développement même si les ventes sont en progression douce mais régulière de 2 à 5 % par an ». Pour absorber cette progression la profession recourt aux stocks stratégiques et, certaines années, à des dérogations permettant des sorties à neuf mois sur lattes au lieu des douze réglementaires.
Les ventes s’établissent entre 2,2 et 2,8 millions de bouteilles, dont 77 % en France et 23 % à l’export. La grande distribution ne représente que 20 % des volumes, essentiellement en local, avec un prix moyen de 8,57 €, derrière le crémant de Savoie (10,74 €), mais devant les autres crémants (7,75 € pour la Bourgogne, entre 6 et 6,70 € pour les autres).
Pour Louison Bosse-Platière, la priorité reste claire : poursuivre l’effort d’image, développer les cuvées spéciales, allonger les vieillissements, retravailler les packagings, expliquer davantage la méthode traditionnelle. « Il y a dix ans, tous les crémants étaient à peu près au même prix. La valorisation se fait aujourd’hui sur les nouvelles cuvées, les lieux-dits, les cuvées de prestige, les vieillissements longs."
Renforcer le haut de gamme permet aussi de gagner en crédibilité auprès des sommeliers et des cavistes, tout en reconnaissant la concurrence frontale du prosecco qui tend également à se premiumiser. Julien Laithier, co-fondateur du cabinet WineSpace, nuance toutefois l’enthousiasme et rappelle que « le crémant du Jura possède l’indice de diffusion le plus faible des crémants français, en raison d’un manque de locomotives commerciales. Il bénéficie d’une clientèle plus experte et ne présente pas de saisonnalité marquée avec une consommation moindre lors des fêtes que les autres régions. Sa perception est associée à l'acidité, la minéralité, la complexité, moins au fruité et à la légèreté, avec des signes distinctifs limités, hormis les arômes de fruits blancs ».
Ainsi, trente ans après son officialisation, le Crémant du Jura apparaît comme une construction patiente et structurante, à l'identité pétillante, et bénéficiant d'un joli potentiel de développement pourvu que la météo franc-comtoise veuille bien y mettre du sien. « Il a grandi, mûri, trouvé sa place avec élégance et caractère, conclut Thierry Bonnot, président de l'interprofession des vins du Jura. « Ce succès n'est pas le fruit du hasard mais celui d'un travail collectif, passionnant et exigeant ».

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