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Des Paroles et du Vin #03 : la transmission en question(s)

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

10.11.2016

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La troisième édition des petits-déjeuners de la filière viti-vinicole, « Des Paroles et du Vin », se tenait se matin à la Cité du Vin. Elle avait pour thématique les enjeux de la transmission. Retour sur des échanges de belle qualité.

« La question de la transmission dans la viticulture est complexe, et particulièrement d’actualité en Gironde, où 55% des exploitants ont plus de 50 ans. Dans les prochaines années, des centaines d’exploitations vont être confrontées à cette problématique, qui soulève des enjeux économiques, familiaux, sociaux ». Le ton est donné d’emblée. Rodolphe Wartel, directeur de « Terre de Vins » et co-animateur de ce petit-déjeuner / débat avec Bruno Béziat, chef de rédaction au journal Sud-Ouest, plante le décor de la troisième édition de « Des Paroles et du Vin ». Sont réunis à cette occasion : Audrey Lauret, co-propriétaire du château Pindefleurs (Saint-Emilion Grand Cru) ; Michel Lachat, directeur départemental de la Safer ; Yannick Evenou, directeur du château Réaut (Cadillac Côtes de Bordeaux) ; Mathieu Perromat, associé au cabinet Deloitte, en charge de l’activité vins et spiritueux ; et Jacky Bonotaux, direction régionale agriculture, alimentation et forêt.

« Un enjeu d’avenir »

C’est ce dernier qui prend la parole en premier, en resituant quelques éléments clés sur la viticulture en Gironde : elle concerne la moitié de la surface agricole du département, représente à elle seule 5% de la « ferme France », pèse un poids considérable pour le commerce extérieur régional et national, et constitue le premier employeur du département avec plus de 26 000 salariés. « En 15 ans, le paysage a énormément évolué », précise-t-il. « En Gironde comme en France, on a perdu un quart des exploitations. Mais là où d’autres régions ont vu leur superficie viticole réduire de 18 à 20%, la Gironde n’a vu la sienne baisser que de 5%, ce qui signifie que les exploitations se sont agrandies. Le vignoble girondin est souvent en avance sur la nature des structures, de plus en plus sociétaires, sur l’importance de la main d’œuvre salariée, sur le niveau de formation des chefs d’exploitation. Mais ces derniers sont souvent plus âgés que dans les autres régions, ce qui soulève fortement la question de la transmission : pour les 1600 viticulteurs de plus de 55 ans valorisant 20 000 hectares de vignes, la reprise est un enjeu d’avenir. »

Prix du foncier et transfert d’expérience

Représentant la Safer, organisme d’intervention foncière créé en 1960 dévolu en particulier à l’installation des jeunes agriculteurs, Michel Lachat indique que « sur les 2000 hectares achetés par la Safer en 2015, près du tiers étaient dédiés à l’installation de jeunes. Dans le cas d’une transmission familiale, nous n’intervenons que si elle s’accompagne de l’acquisition de foncier supplémentaire ». A cet égard, les enjeux sont forcément différents selon que l’on se situe à Pauillac (environ 2, 5 millions d’euros l’hectare) ou en appellation Bordeaux (15 à 20 000 € l’hectare), bien que Michel Lachat souligne que l’on assiste aujourd’hui « à un raffermissement des prix sur les terroirs de qualité ». Mais plus encore que les questions de transmission de patrimoine, il insiste sur l’enjeu de la transmission de savoir : « le partage entre les générations est un élément clé. Au golf, on peut répéter son geste quarante fois par heure jusqu’à ce qu’on soit au point ; en viticulture, on a une chance par an pour réussir son coup, l’acquisition d’expérience est longue, c’est pourquoi les jeunes ont besoin des anciens ».

Vigneronne et chef d’entreprise

Audrey Lauret en est une belle illustration. Cette viticultrice trentenaire travaille en famille au château Pindefleurs, une propriété (Saint-Emilion Grand Cru) achetée par sa mère en 2006. Cette dernière, qui avait hérité de vignes familiales après que son frère ait repris le château Pipeau, n’a pas mis la pression à ses enfants, mais c’est naturellement qu’Audrey a suivi un cursus « viti-oeno » puis, après une expérience à l’étranger, est rentrée au bercail en tant que salariée. En 2014, elle intègre la propriété en tant que Jeune Agriculteur, et détient depuis septembre 11% de la structure (son frère, qui a intégré la société en tant que salarié, détient 10%). « Ma mère a exprimé le souhait de prendre un peu de distance, aujourd’hui je gère toute la partie production, et à terme mon frère devrait prendre en charge la partie commerciale et marketing. Une bonne répartition des rôles est nécessaire pour évoluer harmonieusement », explique cette jeune femme qui a dû faire ses preuves dans ce monde plutôt masculin, surtout quand elle est arrivée à 23 ans. Quant à la dimension financière de la transmission, « les questions d’argent ne sont pas taboues entre nous, notre famille est transparente. Il y a du patrimoine, 20 hectares en tout, et ma mère n’a pas encore fini de payer ses propres droits de succession. Quand viendra le tour de mon frère et moi, on sait que ce sera compliqué, on y réfléchi déjà, car si dans 20 ou 30 ans on ne peut pas payer de droits de succession, il faudra revendre ». Pas facile de mener tout de front quand on est jeune viticultrice : « pendant les vendanges je suis vigneronne, le reste de l’année je suis plutôt chef d’entreprise ! »

440 actionnaires-ambassadeurs

Mais le modèle familial n’est pas le seul qui prévaut, comme le démontre Yannick Evenou au château Réaut. Sur les 26 hectares qui composent ce vignoble en appellation Cadillac-Côtes-de-Bordeaux, 12 sont détenus par un GFA (groupement foncier agricole) réunissant quelque 440 actionnaires : « la propriété appartenait précédemment au groupe Roederer, et je n’avais clairement pas les moyens d’en faire l’acquisition. Des amis bourguignons m’ont orienté vers la solution du GFA, mais l’appellation Cadillac étant peu connue et jeune, sans négliger le fait que la marque n’existait pas car Roederer avait consacré 10 ans à restructurer le vignoble, il fallait partir de zéro, d’où l’idée de faire venir des actionnaires qui soient aussi des ambassadeurs. Cela a très vite fonctionné, par bouche à oreille, amis, réseaux sociaux, si bien que sur les 440 parts à céder (au prix initial de 2500 €, qui a presque doublé aujourd’hui, NDLR), on a eu plus de 2000 demandes. Ces 440 co-propriétaires sont aussi d »excellents ambassadeurs de la marque, puisque sur les 120 000 bouteilles produites annuellement, plus du tiers sont vendues via ce réseau ».

Opportunités vs difficultés

GFA, crowdfunding, accompagnement d’établissements bancaires comme le Crédit Agricole ou d’administrations comme la Chambre d’Agriculture… les solutions alternatives sont aujourd’hui nombreuses pour permettre la transmission d’exploitations viticoles. « C’est toujours un moment très délicat », souligne Mathieu Perromat du cabinet Deloitte. « N’oublions pas qu’aujourd’hui la retraite d’un agriculteur, c’est en moyenne 50% du Smic. C’est une donnée importante au moment du changement de génération, et selon les familles, le passage se fait de façon plus au moins fluide. Avant même d’entrer dans des considérations fiscales ou légales, il faut donc aider les viticulteurs à bien cerner leur philosophie familiale : entre parents et enfants, entre frères et sœurs, qui reprend, qui sera actif, qui sera dormant, qui sera dédommagé… » Ensuite vient bien sûr l’épineuse question des droits de succession, qui peuvent parfois s’avérer colossaux, comme le soulignait plus haut Audrey Lauret. « Mais en dissociant nue propriété et usufruit, foncier et exploitation, on obtient des niveaux de rédaction d’assiette imposable très importants, au-delà de 75% », précise Mathieu Perromat du cabinet Deloitte. « Il est toutefois évident que sur les grosses exploitations très valorisés, c’est très compliqué de transmettre, et on a un transfert quasi systématique de ces structures vers des investisseurs extérieurs ». Un crève-cœur ou une chance ? « Un motif de satisfaction », conclut Christophe Chateau du CIVB, à qui revient le mot de la fin. « Le monde du vin a beaucoup changé en quelques années, surtout à Bordeaux, que ce soit au niveau de la production ou de la commercialisation. On voit arriver beaucoup de nouveaux investisseurs, notamment de Chine. Comme disait Churchill, un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l’opportunité dans chaque difficulté. Nous avons beaucoup de nouveaux entrants à Bordeaux, qui vont avoir un joli challenge à relever. C’est très stimulant ».

Photos Michael Boudot

Rendez-vous en mars 2017 pour la prochaine édition de « Des Paroles et du Vin », autour des Primeurs.