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[World Escapade] Sur les toits de Madère

Auteur

Anne-Sophie
Thérond

Date

02.04.2019

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À Madère, l’été s’invite en hiver. Sur ce confetti de Portugal dans l’océan Atlantique, les vignes s’accrochent aux pentes volcaniques sous le soleil et le vent. Oubliez vos préjugés, le vin de Madère va vous étonner.
Cet article est extrait du Terre de vins n°58.

Par Anne-Sophie Théron, photographies Jean-Yves Guichot

Il y a six cents ans, un capitaine portugais découvrait ce petit archipel (Madère et Porto Santo) au large des côtes marocaines, à un millier de kilomètres de Lisbonne. Madère est idéalement située, au croisement des routes maritimes, entre les Indes et les Amériques, et devient l’escale privilégiée des caravelles chargées de tonneaux et de précieuses marchandises. Avec son climat chaud tempéré, bien arrosé, mais plus sec en été, son sol volcanique, riche en fer et en phosphore, Madère s’avère un paradis pour acclimater plantes et fleurs tropicales, avant la vigne au XVIe siècle.

Le vin produit sur place est muté (« fortified wine », en anglais) pour supporter les voyages maritimes, et après son exposition à la chaleur à bord des navires, on le trouve si délicieux qu’on décide de reproduire ce processus sans quitter l’île, inventant un élevage propre au vin de Madère. Les négociants anglais, autorisés à vendre dans tous les comptoirs portugais, firent son succès outre-Atlantique. On trinque au vin de Madère pour la signature de la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, le 4 juillet 1776. En 1780, 70 sociétés anglaises sont installées à Funchal, la capitale de l’archipel, pour le négoce de vin.

Aujourd’hui, Madère ne compte plus que huit maisons de négoce. Mildiou et phylloxera sont passés par là, ainsi que les changements de goûts et de modes de transport. Après le tourisme, le vin demeure cependant la deuxième activité économique de l’île, et la filière s’est organisée en 1979 avec la création de l’Institut du vin de Madère.

Un vignoble vertical

Un rendez-vous annuel, fin août et début septembre, fête le vin. Mais il faut partir en balade toute l’année pour découvrir le vignoble de Madère. Il occupe 500 hectares au total, sur 741 kilomètres carrés très montagneux, culminant avec le Pico do Arieiro, à 1 818 mètres d’altitude. Sur les pentes très abruptes des côtes nord et sud de l’île, la vigne est plantée sur d’étroites terrasses bordées de murs de basalte noir, irriguées par un système unique de « levadas », petits canaux qui récupèrent l’eau venue des sommets.

La vigne est traditionnellement conduite en pergolas, avec des légumes cultivés sous son ombre. Quelques centaines de petites exploitations familiales en polyculture vendent leur raisin, cueilli à la main, à une des maisons de négoce qui le vinifie, l’élève et le commercialise. Avec un millier d’hectolitres, la production de vin sec est anecdotique. Le vin de Madère muté, le DOP Madeira dépasse lui les 3 millions de litres en 2017. Il est exporté à plus de 80 %, vers les pays d’Europe (France, Allemagne, Royaume-Uni, Belgique), la Suisse, le Japon, les États-Unis et le Canada.

DOP Madeira, cépages entre rouge et blancs

L’AOP (DOP, en portugais) Madère autorise plusieurs cépages blancs et un rouge, le tinta negra, qui compte pour 80 % de la production. Il donne le vin d’entrée de gamme, commercialisé jeune, à 3 ans, à des prix très abordables (commençant à moins de 10 €), le plus courant et le plus connu, notamment pour cuisiner. La subtilité des vins de Madère repose sur les cépages blancs, principalement le sercial (sec), le verdelho (demi-sec), le boal (demi-doux), la malvasia (malvoisie, doux), et sur l’alchimie de la chaleur, du temps et de l’oxydation. Une fois les raisins vinifiés, la fermentation est stoppée par ajout d’alcool neutre pour arriver entre 17 et 18 degrés alcooliques. Ces vins mutés sont soit vieillis en « estufas », cuves métalliques chauffées par serpentins, à 45 °C environ, pendant quatre mois, soit vieillis naturellement dans des barriques posées sur des madriers (« canteiros ») dans les étages supérieurs des bâtiments, naturellement chauds, au minimum quatre ans et parfois jusqu’à plus de cent. Ces vins sont commercialisés soit en monocépage (donnant des colheitas et frasqueiras, de 20 ans ou plus), soit assemblés en « blends » (3, 5, 10, 15, 20, 30 et 40 ans et plus). Pour comprendre cet élevage singulier, et goûter au fil des millésimes de longues et subtiles palettes aromatiques, il faut aller dans les maisons de Madère, notamment l’innovante Barbeito ou l’historique Blandy’s.

Innovation et tradition

Barbeito est la seule maison hors de la capitale, dans un bâtiment contemporain en métal, à Câmara de Lobos. La plus jeune maison de négoce de Madère, fondée en 1946 par Mario Barbeito, est dirigée par son petit-fils Ricardo Diogo, en coentreprise avec la maison japonaise Kinoshita depuis 1991. Barbeito signe des vins fins, avec une belle acidité, redonne sa noblesse au cépage tinta negra et vinifie principalement en canteiros, mais aussi en dames-jeannes. La boutique permet de déguster leurs gammes, aux étiquettes décalées et créatives. Les 10 Years Old (à partir de 25 €) expriment les typicités des cépages : le sercial (sec) est or brillant, sapide et tonique sur des notes de noix et de curry. Le verdelho (mi-sec) or patiné, en profondeur sur l’orange aux épices de Noël.
Dans la gamme Ribeiro Real, Tinta Negra 20 Years Old est un rouge mi-doux, crémeux et équilibré, tout en longueur, fleurant le pruneau aux épices douces. Barbeito embouteille de petites séries de vieux millésimes, comme les 612 flacons de cette Malvasia 30 Years Old, un ambre liquide, complexe et long, aux notes de tabac blond et de bois exotiques.

À Funchal, Blandy’s, dynamique maison familiale bicentenaire, est incontournable. Sa Blandy’s Wine Lodge, installée dans ses bâtiments historiques, propose l’expérience œnotouristique la plus aboutie de l’île pour comprendre le vin de Madère. La visite de son « canteiro » en fonctionnement permet de déambuler entre les tonneaux et les centaines de barriques, les plus anciennes de l’île. Elle se termine dans la « vintage room », œnothèque en bois sombre, abritant des rangées de flacons remontant jusqu’à 1920.
En 2000, Blandy’s a créé les colheitas, ou « baby vintages », en mettant sur le marché de grandes cuvées vieillies « seulement » de 5 à 18 ans. Une formule gagnante, adoptée par toutes les maisons depuis. Les colheitas, à tarifs abordables, touchent une nouvelle clientèle et inspirent des accords contemporains. Les vins de Madère doux sont historiquement servis au dessert, notamment avec le bolo de mel, le gâteau au miel insulaire. La dégustation prouve tout leur potentiel pour des accords gourmands : un sercial de 10 ans sec et oxydatif avec des sushis, un boal mi-doux de 10 ans avec un rôti de porc mariné confit à l’ail… Point fort de la maison, les vieux vintages font les délices des amateurs de cigare.

La palette de ces cépages blancs, l’acidité spécifique aux vins de Madère, le vieillissement en bois et l’oxydation forgent la personnalité singulière des vins de l’île aux fleurs. Il n’y a pas que le porto au Portugal !