Vendredi 21 Novembre 2025
Au centre avec le micro, Fabrice Rieu, président des Grenaches du Monde, à sa droite, Jean-Christophe Bourquin, président du CIVR, à sa gauche, Nicole Gonzalez, présidente de l'IRS de Thuir. ©Lehashtag66
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21.11.2025
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De l’IRS de Thuir aux Caves Byrrh, avec une halte solaire au Château Montana, la Nuit des Grenaches du Monde a montré qu’en Roussillon, le grenache n’est plus un totem mais une boussole : un “outil” climatique travaillé avec sérieux de la vigne au verre — et observé de près par le reste du monde. Éclairage.
Au pied des Aspres, Thuir a ce charme franc des villages méditerranéens : entre ruelles pavées et l’église Notre Dame de la Victoire, ceinte de sa “cellera” historique, chaque pierre raconte une épopée séculaire. À l’IRS (Institut Régional de Sommellerie), la responsable pédagogique Laetitia Buron a l’accueil dans le sang : « Bienvenue à la maison, installez-vous et faites comme chez vous ! » La convivialité catalane est à l’honneur dans une salle pleine de journalistes, de dégustateurs, de sommeliers et d’acheteurs venus d’Espagne, d’Italie, de Belgique ou d’Allemagne. Éric Aracil, directeur adjoint et responsable export au sein du CIVR, pose le cadre : « Le grenache est unique, c’est un cépage qui a traversé les siècles, qui sait s’adapter, se renouveler, un caméléon capable d’une diversité incroyable. Aucun autre n’a cette capacité exceptionnelle à produire des vins dans les trois couleurs, des effervescents, des VDN, etc… »
Avec environ 163 000 hectares, le grenache est aujourd’hui le 7ᵉ cépage le plus planté au monde, emblématique des pays méditerranéens, dont près de 90 % des surfaces se concentrent en Espagne, France et Italie. Dans ce paysage global, le Roussillon pèse bien au-delà de sa taille : près d’un rang sur deux y parle grenache (8 551 ha sur 17 970 plantés en 2024). Ici, ce cépage n’est pas une coquetterie identitaire, mais une donnée de structure. « Ce n’est pas un concept, c’est notre quotidien viticole », glisse Fabrice Rieu.
Le président des Grenaches du Monde ajoute : « Le Roussillon possède tous les clones les plus importants du grenache dans le monde, c’est unique (La grande majorité des 20 clones de grenache utilisés dans le monde sont issus des recherches faites en Roussillon et en Aragon, NDLR). Sa versatilité est exceptionnelle, on la joue à plein. Son matériel végétal est très solide, probablement le plus résistant à la sécheresse. Dans la recherche sur les cépages résistants, on utilise souvent le grenache comme point de comparaison : c’est la boussole. »
Plus tard, sous le soleil radieux de Château Montana, le discours devient paysage. Autour des tables, plusieurs domaines exposent leur travail, notamment autour du grenache. Ici, il est partout, omniprésent, des secs aux VDN. Bernard Rouby, président des vignerons de Maury et de la Confédération des VDN de France, cadre les enjeux : « Le grenache, c’est notre socle. En VDN comme en secs, il nous a appris à travailler la maturité, la concentration et le temps. Quand on parle d’adaptation climatique, on oublie souvent que ce savoir-faire-là existe déjà ici. » Le discours technique illustre ce que l’on voit en portant le regard à 360° : un patchwork de sols maigres, de pentes, de lumière crue, de vent.
Le Roussillon coche toutes les cases du stress : sécheresse chronique, épisodes extrêmes, réserves utiles limitées. Si un cépage tient, ce n’est ni par miracle ni par nostalgie : port dressé, taille courte, enracinement profond, affinité avec les climats secs, capacité à encaisser la lumière. Mais la force de la région est de ne pas s’en contenter. En pratique, elle mise sur la sélection clonale et des porte-greffes économes, des densités et tailles ajustées, un enherbement maîtrisé, et, à la marge, des essais d’agroforesterie/ombrage ou d’irrigation ultraciblée : le grenache est traité comme un outil climatique piloté, pas comme un totem.
Dans les chiffres comme dans les verres, cela se voit : montée des grenaches blanc et gris pour les secs (+21 % de plantation de grenache blanc et gris depuis 10 ans, NDLR), omniprésence du grenache noir, VDN et rancios comme mémoire technique. Le Roussillon a fait un choix de fond : s’appuyer sur ce cépage pour structurer sa réponse au réchauffement. Au cœur de cette bascule, Fabrice Rieu incarne parfaitement le double rôle : président des Grenaches du Monde et vigneron à Maison Albera, en Côte Vermeille.
Dans le verre, la cuvée “Absolu”, un 100 % grenache noir sans bois, au profil pur, fluide, épicé, sur les fruits rouges, le premier à décrocher une double médaille d’or aux Grenaches du Monde 2025. Son commentaire tient lieu de manifeste : « On a réussi à prouver que le profil des cuvées en monogrenache pouvait être fluide, fruité, léger en tanins. C’est une immense fierté et je vois que plusieurs collègues se mettent à faire des vins avec cette gourmandise. » Tout est là : le Roussillon ne se contente plus de grenaches bodybuildés. Il démontre qu’en climat chaud, on peut livrer des vins digestes et modernes. Absolu devient le symbole d’une nouvelle grammaire : le grenache comme arme climatique qui n’abandonne ni la buvabilité, ni l’identité méditerranéenne.
Le soir, sous les voûtes monumentales des Caves Byrrh, la Nuit des Grenaches du Monde aligne les lauréats en dégustation libre : Mexique, Californie, Italie, Espagne… et bien sûr Roussillon. Dans les verres roussillonnais, la mue est nette : des rouges de grenache noir plus droits, tanins polis, degrés maîtrisés ; des grenaches blanc et gris salins et texturés ; des rosés de table qui assument couleur et matière ; et, en surplomb, les VDN et rancios comme mémoire technique d’une région qui apprivoise chaleur et temps depuis des générations.
Au milieu de cette mosaïque, la voix internationale du grenache s’invite dans la discussion. Rafael Mancebo Fernández, président de la DOP Cebreros (Sierra de Gredos), regarde le Roussillon avec intérêt et se reconnaît dans cette exigence de pilotage. « La Garnacha est notre boussole : quand le climat se durcit, elle nous indique la voie. Si elle tient à Gredos comme dans le Roussillon — avec finesse et fraîcheur —, le reste peut suivre. » L’écho est évident : des vieilles vignes d’altitude de Cebreros aux coteaux ventés du Roussillon, le grenache sert de référentiel — technique autant que stylistique — pour des régions qui refusent le mirage des solutions miracles.
Reste la tentation des cépages dits résistants. Personne ici ne la balaie, personne ne l’idolâtre. La ligne, désormais, est simple : tout nouveau venu sera jugé au standard grenache — sobriété hydrique, tenue à la chaleur, lisibilité d’un paysage méditerranéen. « Le Roussillon est un pilote français des économies d’eau : reprise des canaux, goutte-à-goutte affûté, agroforesterie, biomasse, hydrologie régénérative, biochar, agrivoltaïque… on évalue tout à l’aune du terrain et beaucoup nous prennent comme exemple », souligne Éric Aracil.
« Le travail sur les variétés résistantes n’est pas prioritaire chez nous, car notre vignoble est très largement en AOC, conclut Jean-Christophe Bourquin, le président du CIVR. Ce qui nous intéresse avant tout, c’est l’adaptation à la sécheresse. Nous avons déjà notre propre structure de R&D avec le Vinipôle de Rivesaltes. » Le Roussillon ne fige pas son cépage totem, il s’en sert comme étalon. Conservatoire de vieilles vignes, socle des VDN, moteur de rouges et blancs secs contemporains : avant d’inventer demain, la région prouve qu’elle optimise déjà ce qu’elle a aujourd’hui.
Maison Albera – Absolu 2024 (IGP Côtes Catalanes, Roussillon)
Un grenache noir à nu, sans maquillage. Le fruit rouge claque comme une cerise fraîche, un fil d’épices glisse, la bouche coule droite, limpide, avec ce retour salivant qui appelle la table. C’est lumineux, précis, d’une évidence réjouissante.
Bodegas Morca – Morca Garnacha 2022 (D.O. Campo de Borja, Aragón)
Soleil couchant dans le verre : cerise noire, prune, une caresse boisée qui enveloppe sans alourdir. La matière est généreuse, ourlée, portée par une tension discrète qui étire la finale. Un grenache voluptueux, élégant, taillé pour les grandes soirées qui prennent leur temps.
Clos Pons Cingles – Garnatxa Blanca 2023 (D.O. Costers del Segre, Catalogne)
Blanc de lumière et de pierre chaude : nez de poire croquante, mangue verte, zeste de citron, amande fraîche et souffle de fenouil. La bouche est droite, saline, avec une texture finement glycérinée qui glisse sans lourdeur. Finale d’herbes sèches et de craie, qui donne faim — le genre de grenache blanc qui aime la mer, l’anchois, l’huile d’olive… et la conversation qui s’étire.
Terrassous – AOP Rivesaltes Ambré 18 ans d’âge (VDN)
Ambre profond, reflets de couchant. Le nez déroule l’album des belles choses : abricot sec, écorce d’orange, miel de châtaignier, noix et une pointe de café. En bouche, le temps a poli les angles : texture caressante, rancio fin, fil salin qui garde l’élan, finale interminable sur la praline et les épices douces. Un vin de silence et de conversation, magnifique sur un vieux Comté, une tarte à l’orange, des abricots rôtis. Immense.

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