Accueil Actualités Champagne Salon : et le luxe s’est fait vin…

Champagne Salon : et le luxe s’est fait vin…

Auteur

Yves
Tesson

Date

23.06.2023

Partager

Entourée d’un halo de mystère, la Maison Salon est sans doute la plus secrète de toute la Champagne. Une marque d’ultra luxe dont l’histoire fascine et qui permet souvent aux connaisseurs de champagne de se reconnaître entre eux, tant sa notoriété est restée savamment limitée à un petit nombre d’initiés. À l’occasion de la sortie du millésime 2013, nous sommes allés rencontrer son directeur général Didier Depond, gardien du temple depuis presque 30 ans.

Eugène Aimé Salon est né à Pocancy, au fin fond de la Champagne pouilleuse, dans une famille nombreuse. Ses parents, très pauvres, sont des manouvriers qui louent leurs bras à la journée. À 12 ans, son père lui donne un billet de train pour qu’il quitte le foyer. Le jeune garçon débarque à Paris. Il ramasse dans les rues la vieille ferraille et les peaux de lapins. « Il n’était ni plus ni moins qu’un chiffonnier. Il faut se remettre dans le contexte du Paris de la fin du XIXe siècle. La ville, par certains égards, ressemblait à une immense ferme où l’on élevait des animaux » raconte Didier Depond, directeur général de la maison.

Sans que l’on sache très bien comment, à vingt ans, on le retrouve jouissant déjà d’une bonne situation. Il collabore avec une tannerie dans l’Allier et achète et revend des fourrures à travers le monde entier, ce qui l’amène très jeune à voyager aux Etats-Unis, au Canada et en Russie. A la même époque, de nombreuses maisons de haute couture voient le jour, dont la prestigieuse marque Channel. Il noue avec ces nouveaux clients des relations d’amitié. À 30 ans, devenu très riche, il décide de créer sa propre maison de champagne. Mais uniquement pour sa consommation personnelle et celle de ses amis. Epaulé par l’un de ses beaux-frères qui travaillait chez Lanson, il se rend au Mesnil au tout début du XXe siècle où il achète un hectare de vignes et noue des partenariats avec des familles locales de vignerons.

Le concept sur lequel il bâtit sa maison a de quoi surprendre. Elle ne produira que des champagnes millésimés, seulement les très grandes années, uniquement à partir du terroir du Mesnil-sur-Oger, exclusivement à partir de chardonnay, tout en s’imposant un vieillissement minimum de dix ans. Autant dire qu’Eugène Aimé Salon prend à rebours tous les grands principes de la Champagne à l’époque, où l’assemblage était la règle. En choisissant qui plus est de mettre à l’honneur le chardonnay, il porte sur le devant de la scène un cépage qui faisait encore figure de parent pauvre, tant il est vrai que le pinot noir tenait alors le haut du pavé. Cette sous-estimation se lit dans le classement de 1919. Alors que la Montagne de Reims comptait huit grands crus, la Côte des blancs n’en possédait que deux (Avize et Cramant). Le Mesnil-sur-Oger, réputé aujourd’hui à l'échelle planétaire, n’a obtenu ce rang qu’en 1985 ! 

Salon, dont le premier opus est un millésime 1905, est ainsi l’un des tout premiers blancs de blancs de maison à voir le jour. L’autre grande marque pionnière est Charles Heidsieck, dont la première édition connue est un 1906. Les grands esprits se rencontrent, il s’agissait également d’un monocru du Mesnil-sur-Oger !

© Leif Carlsson

M. Salon va ainsi offrir à ses clients son propre champagne à l’occasion de ses voyages commerciaux, où il fréquente les élites et l’univers de la mode. Sa marque acquiert très vite une renommée internationale. Le paradoxe, c’est qu’elle reste pour autant introuvable. « Il côtoyait les acteurs, les présidents, les rois. Mais tout cela se faisait underground, dans la discrétion la plus absolue. Le seul endroit où le champagne Salon était commercialisé, c’était chez Maxim’s à Paris, où cet homme d’affaires épicurien aimait se détendre des après-midis entières dans les petits salons du premier étage… » Sa Maison intègre dès l’entre-deux-guerres le très sélect Syndicat de Grandes Marques qui ne comptait qu’une petite quinzaine de champagnes. « Lui-même ne se rendait jamais aux réunions. Mais à la fin de chacune des assemblées, c’était son vin qui était dégusté, parce qu’il mettait tout le monde d’accord ! ». Les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale ne s’y trompent pas. Ils occupent la Maison et vident les caves à raison de mille bouteilles par jour. L’intervention de Robert-Jean de Vogüé, coprésident de l’interprofession, et du préfet de la Marne, mettront fin au pillage, mais le mal est fait.

Eugène Aimé Salon meurt en 1943, ne laissant derrière lui ni femme, ni enfant. Ce sont deux de ses neveux qui héritent de la maison, Marcel Guillaume et sa sœur Annie. « Marcel était extraordinaire de compétence dans la vinification. Autodidacte, il a inscrit ses vins exactement dans la lignée de ceux de son oncle. Commercialiser ses vins ne l’intéressait guère, si bien que dans les années 1960, 1970, la Maison avait accumulé une œnothèque incroyable. Le célèbre journaliste Michel Dovaz, qui était voisin de la résidence de vacances de Marcel Guillaume en Dordogne, me racontait qu’il gardait un souvenir ému de tous les millésimes 1928 dégustés ensemble. »

Annie a épousé Charles de Nonancourt, propriétaire du champagne Delamotte, maison qui jouxte Salon au Mesnil et dont il avait hérité par sa mère née Lanson. Celle-ci avait doté chacun de ses fils d’une maison de champagne. C’est le premier rapprochement de la marque avec la famille propriétaire du champagne Laurent-Perrier qui, lui, avait échu à Bernard, le frère de Charles. C’est cependant à Besserat de Bellefon que la famille Guillaume cède d’abord Salon. Les deux marques se retrouvent ensuite dans le giron de Pernod-Ricard via Cinzano. Le groupe préfère revendre et cela au même moment où Charles cherche à se séparer de Delamotte. Bernard de Nonancourt saisit alors l’occasion pour racheter les deux maisons, auxquelles il redonnera tout leur lustre d’antan.

2013 : « un millésime insolent »

Goûter un flacon de Salon représente aujourd’hui pour un amateur de champagne le Graal, l’une de ces expériences inaccessibles que l’on se jure de parvenir à réaliser avant de quitter cette terre. Le vin résulte de l’assemblage de 19 des 20 parcelles historiques sélectionnées par Eugène Aimé Salon. La seule qui manque à l’appel est en effet le clos Tarin devenu Clos du Mesnil. L’œnothèque de la maison conserve encore quelques bouteilles du vigneron qui élaborait son propre champagne tout en cédant cinquante pourcents de ses raisins à la Maison. Le vignoble actuel de Salon représente ainsi une quinzaine d’hectares, plantés de vieilles vignes dont beaucoup ont plus de soixante ans. « Les parcelles sont toutes sur cette ligne exposée plein Est, c’est comme un coteau bourguignon, avec davantage d’ouverture qu’à Oger. » Bourguignon, le vin l’est aussi dans son expression si l’on en juge par le style du tout dernier millésime 2013. Au nez, le champagne a des accents de beurre incroyables tandis que se dessine juste derrière un petit fruit, sans doute la bergamote. On retrouve un joli gras en bouche, mais qui n’a rien de pesant. Le vin n’est d’ailleurs pas riche mais précis, avec des agrumes légèrement confits d’une rare finesse. Ils servent de ligne directrice avant d’arriver sur une finale de poivre blanc.

Prix public conseillé du millésime 2013 : 1400 € (Disponible à partir de septembre. Informations sur les points de vente au 03 26 57 51 65)

© Leif Carlsson