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[Entretien] Bruno Paillard : « L’envie de champagne est là ! »

Auteur

Rodolphe
Wartel

Date

02.01.2021

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PDG et principal actionnaire du deuxième groupe de champagne, Lanson-BCC, Bruno Paillard préside aux destinées des maisons Alexandre Bonnet, Boizel, Burtin, De Venoge, Lanson, Philipponnat et Chanoine Frères (dont dépend la marque Tsarine). Hors ce groupe, il est également propriétaire du champagne du même nom, Champagne Paillard, maison fondée en 1991. En pleine crise du coronavirus, c’est un œil avisé du monde du champagne, homme d’affaires et fin connaisseur des produits qu’il commercialise, qui nous livre son regard. Un regard teinté d’optimisme : « Quand on aura trouvé le médicament, on ressortira : cela reste ancré dans l’âme humaine. »

Au regard de cette actualité anxiogène, et de ce virus qui nous empêche de vivre normalement, boirons-nous du champagne à Noël ?
Oui, bien sûr, aucune hésitation ! On ne boira peut-être pas malheureusement au restaurant, si nos amis restaurateurs ne peuvent pas travailler normalement, mais on en boira à la maison. La consommation de champagne n’est pas quelque chose d’élitiste. C’est aussi populaire. Et, aux fêtes de Noël et du Nouvel An, c’est profondément ancré.

Le champagne est touché de plein fouet par la crise sanitaire. Symbole de fête et de partage, le champagne est un bon baromètre de notre moral, de notre confiance, de la santé du monde, non ?
Absolument, alors que, en soit, la Champagne est microscopique. Les vins effervescents dans leur ensemble, c’est un peu plus de 10 % de la consommation mondiale de vin, et, à l’intérieur de ces 10 %, le champagne, c’est moins de 10 % des vins effervescents ! Ce qui est extraordinaire, et c’est pour nous une grande responsabilité, c’est de voir la force symbolique du champagne par rapport à son poids relatif dans le monde du vin. Ça, c’est un héritage formidable que nous devons absolument cultiver et que nous devons préserver et développer.

Quand le gouvernement interdit d’être plus de six à table ou d’être trop nombreux dans les réunions familiales, n’est-ce pas de facto dire « la période est grave, ce n’est pas le moment de boire du champagne » ? Comment nous réconcilier avec ces bulles magiques ?
Le champagne, c’est vrai, n’est pas un vin d’alcoolo qui boit tout seul dans son coin. Le champagne, cela se boit à plusieurs, mais plusieurs, cela commence à deux. Le champagne à deux, c’est merveilleux, à quatre ou à six, ça l’est encore plus. Cette symbolique de célébration attachée au champagne fait partie de notre héritage. Le champagne est par définition un vin de partage. Le champagne est acteur de convivialité, et, de ce point de vue, tout ce qui limite la convivialité, les pandémies et dans d’autres régions du monde des interdictions – il a existé la prohibition aux États-Unis, il y a aujourd’hui une partie de la planète où les religions interdisent le vin… – limite le champagne.

La récente campagne de communication lancée par le Syndicat général des vignerons sur le thème du champagne de tous les jours, « Il n’y a rien à fêter, juste à savourer », n’est-elle pas devenue extrêmement pertinente et a posteriori visionnaire ?
Le champagne tous les jours, pourquoi pas, mais il y a tout de même un léger problème de pouvoir d’achat… Quand on entre dans le monde des grands vins, je ne suis pas sûr que cette alliance soit des meilleures. Maintenant, avec une salade au gésier et un œuf mollet, c’est très bon, cela s’appelle une salade vigneronne. Ce qu’il y a derrière cette campagne me gêne davantage : je vois cela comme une volonté de désacraliser ou de déboulonner le champagne dans l’espoir de créer une adhésion plus large. L’intention est peut-être bonne, j’ai un petit doute sur la méthode. Ce n’est pas avec ce type de message que vous allez réintégrer le champagne dans le monde des grands vins. Car il ne faut pas s’éloigner du monde des vins.

Le volume de la vendange 2020 a été limité à 8 000 kg/ha afin d’éviter un krach des prix. Cette mesure est-elle une bonne chose ?
Premièrement, cette décision n’est pas qu’économique. Elle est en cohérence avec les évolutions agronomiques de notre région. Notre vignoble est certifié HVE et VDC (Viticulture durable en Champagne), qui est très proche du bio. Ces méthodes ont une forte influence sur la qualité du raisin mais aussi sur les rendements. De toute façon, nous sommes engagés dans une démarche de baisse des rendements de la Champagne, qui est inéluctable. Et on ne peut pas dire que les rendements soient aberrants : cela fait à peu près une bouteille par pied. Le rendement à 8 000 kilos fera un petit peu moins. Certains parlent d’un retour en arrière. Je préfère dire retour aux fondamentaux de notre terroir et retour à la vérité. Nous avons, nous, une obsession de la minéralité crayeuse qui passe par la destruction des racines en terrasse. Nous faisons des labours modérés de 10 à 12 centimètres parce que la craie est là, elle affleure dans nos grands crus, afin d’inviter les racines à aller dans la minéralité crayeuse. Quand on nourrit le sol par-dessus, la racine est intelligente, elle est paresseuse. On a un peu perdu de vue ce magnifique atout de la Champagne. Dans le fond, nous n’avons que deux atouts : la combinaison d’un sous-sol crayeux extraordinaire, associé à ce climat où se télescopent les influences océanique et continentale. Cette alchimie fait l’unicité.

Au final, ces événements ne reflètent-ils pas la nécessité qu’a le champagne de monter toujours en gamme et de proscrire les champagnes à 10 € ?
Quand vous représentez une goutte d’eau dans la planète vin, comment voulez-vous gérer votre potentiel si ce n’est par la valeur ? Des champagnes à moins de 10 € il y en a, mais je ne vois pas comment c’est possible, sauf à perdre beaucoup d’argent. Le raisin coûte entre 6 et 7,50 € le kilo et il en faut 2 kilos pour faire une bouteille… Je ne comprends pas par quel miracle on arrive à ces prix. Si on achète les deuxièmes presses de ceux qui ne les utilisent pas, bien sûr c’est moins cher, mais on ne gagne rien à faire ce métier-là.

Une lueur d’espoir pour nos « bruts » dans ce monde de brutes ?
Premièrement, la désirabilité du champagne n’est pas en cause. On l’a vu dès que le confinement a été levé : la demande est repartie assez fortement, pas partout en même temps, mais le point numéro un, c’est que la demande, l’envie de champagne, est là. L’homme est un animal social. Le champagne est un acteur de la rencontre et du partage. Ce qui m’attriste, c’est que des dizaines de milliers de restaurants sont en grande difficulté. Cela me peine beaucoup. En ce qui concerne ma maison (Champagne Paillard, dirigé par sa fille Alice, NDLR), c’est 80 % de ma clientèle. La situation est la même dans tous les pays. Nous, nous ne produisons que des extra-bruts, des vins qui sont taillés pour accompagner le repas. Nous sommes solidaires, nous souffrons avec les restaurateurs. Nous livrons 500 étoilés Michelin dans le monde. C’est quasiment la totalité de notre clientèle. Pour 2021, nous souhaitons ardemment la reprise de la restauration. Quand on aura trouvé le médicament, on ressortira, cela reste ancré dans l’âme humaine.

Côté Lanson BCC, comment se porte votre groupe ? On découvre de nouveaux managers à la tête de vos filiales, Lanson, Besserat de Bellefon… C’est une nouvelle époque qui s’ouvre ?
Le groupe est composé de vraies maisons et pas seulement des marques. Chaque maison possède un style de vins et une clientèle bien différents. Il est évident que, avec une année comme celle-ci, les conséquences sur leur activité sont très variées selon la clientèle à laquelle ces maisons s’adressent. Plus qu’un impact venant des zones géographiques, ce sont les typologies de clientèle qui agissent sur le résultat. Certaines maisons vendent dans la grande distribution (Tsarine, par exemple), d’autres ont une clientèle de particuliers et de vente à domicile (Boizel) ou encore de cavistes (De Venoge, Philipponnat…). Sur l’ensemble, nous connaîtrons évidemment une baisse.

Parmi les lueurs d’espoir, l’œnotourisme. Quelques mots sur le gigantesque projet que vous nourrissez près du site de Lanson avec un hôtel 5 étoiles ?
Ce projet-là, pour le moment, n’est pas acté. Il faut être prudent en cette période. La dette senior du groupe est totalement remboursée depuis juin… Le terrain que vous évoquez est un terrain de 7 000 m2. Cet emplacement pourrait faire mieux que des logements et un projet hôtelier haut de gamme pourrait faire du sens. Mais avant de lancer de nouveaux investissements, la première étape consiste à être prudent. Ce n’est pas avec force 7 qu’on lance de nouvelles voiles. Il faut réduire un peu la voilure pour conduire à bon port.

Un mot sur votre avenir. Vous avez 68 ans. Philippe Baijot a quitté récemment Lanson. Comment s’organisera votre succession ? Par un manager issu des familles actionnaires ou par un manager au service des actionnaires ?
La gouvernance du groupe aura été renouvelée aux trois quarts sur la période de deux ans. Ce n’est pas terminé. M’assurer de la bonne marche est important. Mon ambition n’est pas de durer mais de faire en sorte que chaque maison que j’ai pu prendre soit plus belle après mon passage sur cette planète qu’elle ne l’était auparavant. La pandémie compte aussi dans ce calendrier. Ce n’est pas un cadeau de prendre une maison de champagne actuellement. Cela complique les choses. Les plans que j’aurais voulu faire auraient pu être plus rapides, mais il faut que tout cela tienne avec de l’allure. Il faudra que je pense à prendre du recul. Les cimetières sont remplis de gens indispensables. Nous quitterons ce monde comme nous y sommes venus, nus. Chaque lever de soleil mérite d’être célébré, chaque instant mérite d’être célébré. Et « l’honneur de vivre » du professeur Debré : quand on a l’honneur de vivre, il faut le mesurer et le célébrer.