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Le champagne de vignerons, enfant de la crise des années 1930

Auteur

Yves
Tesson

Date

25.04.2020

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Nouveau rendez-vous sur « Terre de Vins » : « La vigne se raconte ». Chaque semaine, replongez-vous dans un moment marquant, éprouvant ou fondateur de l’Histoire du vignoble français.

La crise constitue souvent le temps de l’innovation. C’est ainsi que le champagne de vigneron est une création des années 1930, lorsque le prix du raisin est tombé de 10 francs le kilo à moins de 1 franc.

Au XIXe siècle, les maisons de champagne prennent l’habitude d’exiger des vignerons des livraisons en raisin pour contrôler l’étape cruciale pour la qualité du pressurage. Dans le même temps, concurrencés par les vins du Midi, les vignerons champenois cessent leur production parallèle de vins de table. C’est pourquoi, lorsqu’avec la crise des années 1930, le négoce suspend ses achats, les vignerons champenois se trouvent très exposés. Heureusement, à la fois propriétaires et salariés, un certain nombre d’entre eux travaillent aussi comme cavistes dans les maisons. Ils ont donc conservé un savoir de la vinification, qui leur permet de stocker, et connaissent même les procédés de champagnisation. Certains de ces pluriactifs se lancent ainsi dans l’élaboration de leur propre champagne, devenant « Récoltants-Manipulants ».

Bien-sûr, ces premiers champagnes bon marché présentent des défauts. Les caves des vignerons sont petites, ils ne peuvent pas toujours garder leurs vins de longues années. Dans de nombreuses exploitations, il n’y a pas d’eau courante, ce qui pose des problèmes d’hygiène. Enfin, les vignerons manquent de précision dans l’ajout de la liqueur de tirage nécessaire à la seconde fermentation, d’où un taux de casse de bouteilles important. Il est vrai que dans certaines régions, comme l’Aube, les laboratoires œnologiques qui conseillent les vinificateurs se sont développés tardivement. Le plus souvent, c’est auprès du pharmacien du village que l’on porte ses échantillons pour connaître le taux de sucre et l’acidité.

Une bouteille sur la fenêtre

Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’essor de l’automobile, les vignerons profitent de l’afflux des Parisiens dans les campagnes. Pour vendre ce champagne, il suffit de placer une bouteille à sa fenêtre. Il n’existe aucune politique commerciale, et dans ce monde à l’envers, c’est un peu le client qui doit courir après le vendeur. Les ventes s’appuient sur le réseau familial et ne sont souvent qu’un appoint, une sécurité, pour assurer la survie des vignerons, qui continuent en parallèle à livrer du raisin au négoce.

Ce développement de la manipulation inquiète cependant parce qu’il commence à concurrencer les approvisionnements en raisin des grandes maisons. Or celles-ci sont les locomotives internationales de l’appellation. Elles seules ont les moyens de développer des campagnes de relations publiques de grande ampleur. Les champagnes de vignerons eux-mêmes, qui bénéficient de cette image, ne se vendraient pas aussi cher sans elles. C’est pour limiter l’essor de la manipulation qu’est mis en place en 1959 le contrat interprofessionnel : non seulement le prix du raisin est indexé sur le prix de la bouteille, mais les négociants, grâce à un pool bancaire, garantissent pendant huit ans l’achat du raisin des vignerons engagés.

Certains représentants vignerons s’inquiètent aussi de la qualité de ces champagnes et du risque qu’ils constituent pour l’image de l’appellation. Ils veulent privilégier les coopératives qui permettent des assemblages de crus plus larges. Celles-ci pourront ensuite redistribuer les bouteilles champagnisées aux vignerons qui les commercialiseront sous leurs propres marques en profitant de leur réseau.

Pourtant, les récoltants-manipulants vont être les vecteurs de grands progrès qualitatifs en Champagne. Certains vignerons livreurs, au cours des Trente Glorieuses où la pénurie de raisin était forte, n’étaient pas toujours regardants sur la qualité, et on dénonçait parfois leur mentalité de « betteraviers ». Quand les maisons réclamaient l’épluchage des raisins, ils s’insurgeaient volontiers contre un caprice du négoce… De fait, jusqu’au début des années 1990, les progrès qualitatifs du champagne ont d’abord reposé sur ceux de l’œnologie, supposée rattraper les défauts éventuels du raisin. C’est l’héritage de la vision industrielle du vin des négociants allemands, très centrée sur le travail de la cave et pour lesquels miser sur une viticulture toujours dépendante des aléas du climat et des maladies, constituait un risque. La recherche viticole quant à elle était surtout axée sur les moyens d’augmenter les rendements : produits phytosanitaires, clones…

Du champagne du beau-frère au « champagne des bobos »

En élaborant leur propre champagne, les vignerons changent leur regard sur l’importance d’une viticulture soignée. Et pour cause, ils ont enfin la possibilité de voir l’impact de leurs pratiques culturales sur la qualité des vins. Certains réintroduisent par exemple le labour, qui, en mélangeant les amendements, et en coupant les radicelles de surface, oblige les racines à chercher leur nourriture plus en profondeur, permettant à la diversité des sols de mieux s’exprimer… Beaucoup vont aussi s’engager dans la biodynamie, qui outre une attention plus fine au cycle de la vigne, par sa dimension ésotérique, permet de ré-enchanter le travail du viticulteur, et d’offrir un discours intéressant pour le marketing. Le vigneron souffre de ne pas avoir comme les Maisons une histoire flamboyante à raconter, son vin n’a pas été bu à la cour des Tsars… Il centre donc sa communication sur son savoir-faire. Il va d’ailleurs ainsi participer à résoudre la crise identitaire que connaît le champagne au début des années 1990, de plus en plus réduit à une boisson festive, en refaisant de ce produit un véritable vin.

Le Syndicat général des vignerons lance alors une campagne de communication qui met en avant la différence entre les « champagnes cadeaux », qui s’appuient sur des marques dont chacun connaît le prestige et qui permettent à celui qui l’offre de prouver son rang social, et les champagnes qui ne jouent pas sur le paraître, mais qui sont bus pour eux-mêmes. Il s’agit de champagnes de connaisseurs et celui qui propose le vin a souvent rencontré personnellement le vigneron. Ils ne vont pas forcément être dégustés pour des occasions festives, mais lors d’un dîner entre amis, où le maître de maison est heureux de faire découvrir une cuvée originale de « son vigneron ». Prenant le contre-pied de la démocratisation du luxe, on promeut ici la rareté. Le champagne du beau-frère cède la place au « champagne des bobos ».

Dans les années 1990 et 2000, cette évolution qualitative est favorisée par l’évolution du marché, avec un certain écrémage. Les récoltants-manipulants vendaient essentiellement en France. Or le pays souffre du marasme économique et son marché est saturé. Au contraire, le marché international, après avoir connu un ralentissement avec la crise de la guerre du Golfe, connaît un essor considérable notamment grâce à l’ouverture des pays soviétiques et l’émergence du marché asiatique, ce qui profite au négoce. Les maisons augmentent le prix du raisin, et beaucoup de vignerons abandonnent la manipulation alors que la vente au kilo est plus rentable. Seuls les vignerons les plus créatifs, capables de créer de la valeur sur leurs marques et qui sont présents à l’international, se développent.