Accueil Mauro Ceballos, l’auteur de BD qui peint avec du vin

Mauro Ceballos, l’auteur de BD qui peint avec du vin

Auteur

Jean-Charles
Chapuzet

Date

09.02.2019

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Terre de Vins a trouvé le chaînon manquant entre Noir Désir, les jésuites, la bande-dessinée et le vin. Entretien.

Ce n’est pas la peine de lécher les pages même si la bande dessinée de Mauro Ceballos a été peinte avec du vin, rouge de surcroît. Et au-delà de la prouesse technique et esthétique, cet ouvrage retrace l’histoire du vin chilien, du massacre des Amérindiens aux royaumes de d’Araucanie et de Patagonie, en passant par de célèbres batailles qui ont émaillé l’histoire du nouveau monde. C’est une page d’histoire cruelle et passionnante, loin du storytelling hagiographique qui entoure trop souvent le vin. La toile de fond de cette épopée rejoint la religion et le colonialisme, l’économie et la politique, avec des connexions évidentes avec Bordeaux et même l’Exposition universelle de 1889. Terre de Vins est allé à la rencontre de cet artiste engagé, natif de Santiago du Chili et venu s’installer sur les quais des Chartrons en 2014. De formation jésuite, Mauro Ceballos est devenu dessinateur, exerçant ce métier autour de l’illustration, du cinéma ou du tatoo-art. Il a aussi été batteur professionnel en partageant la scène avec de nombreux groupes comme Noir Désir ou Compay Segundo. Ce type ne pouvait pas faire une BD comme les autres.

Comment est venue cette idée de faire une BD avec du vin ?
L’idée est venue alors que je travaillais la pochette d’un de mes albums de musique, il s’appelait Made in Bordeaux, il y avait une image avec un condor de métal qui survolait la Garonne et je doutais sur la couleur. Un des membres du groupe m’a lancé : « fais-la avec du vin ». J’ai trouvé l’idée un peu décalée, mais je me suis dit « pourquoi pas ? » et j’ai commencé à faire plusieurs tests sur du papier et avec des vins différents. Finalement le rendu était super, les fans du groupe ont trouvé la pochette super originale. Du coup, ça a bien marché. Suite à ça, j’ai commencé à dessiner avec du vin et à exposer les dessins dans plusieurs endroits sur Bordeaux. J’étais étonné quand j’ai vu que les Bordelais ne connaissaient pas cette technique, tout le monde voulait « goûter » la peinture de mes dessins. Dans la foulée, j’ai commencé à chercher s’il existait un ouvrage édité de la sorte et j’ai découvert que ça n’existait pas. Partant de là, j’ai créé cette bande-dessinée qui devait forcément parler du vin et de l’histoire entre mon pays et la France.

Techniquement, quelle est la difficulté ?
La difficulté technique de ce travail est vraiment le temps. Normalement quand tu peins une planche tu dois la colorer une fois et ensuite passer à la suivante. Dans le cas du vin, comme ce n’est pas une vraie peinture et comme son niveau de teinte n’est pas très fort, j’ai dû appliquer plusieurs couches de vin dans chaque vignette. Il y en a quelques-unes qui comptent une trentaine de couches. J’ai eu des moments de découragement. Je ne savais pas si j’allais pouvoir finir, ça a été un travail énorme et solitaire. C’est 2200 heures de travail.

Pour le scénario, c’est une BD très engagée…
Oui tout a fait, j’ai deux filles qui sont nées à Bordeaux, elles sont franco-chiliennes, du coup j’avais absolument besoin de leur expliquer quelle était la relation entre ces deux terres, la raison pour laquelle nous sommes en France et depuis quand. Très vite, je suis tombé sur la question du vin. Le Chili représente une jeune nation formée par la guerre et l’extermination. Dans notre histoire, le vin arrive au même moment que les conquérants espagnols, le massacre a été violent car les soldats étaient ivres, grâce ou à cause de la grande consommation de vin. Ils ont ravagé notre peuple autochtone et cette histoire est toujours d’actualité, il existe un grand conflit territorial entre les indigènes Mapuche et l’état chilien qui protège encore les intérêts des investisseurs étrangers dans la zone. Dans le pays, la ségrégation et le racisme envers les indigènes sont arrivés à un point extrême qui fragilise l’égalité et la fraternité nationale. Sans parler des arrestations, des tortures et des assassinats qui s’opèrent en toute illégalité dans un état dit démocratique. L’État a mis en place une loi anti-terroriste complétement absurde qui frôle le crétinisme et qui est irrationnelle. Je crois que le vin est capable de changer les choses et de résoudre beaucoup de problèmes, il génère de la richesse et du prestige mais il est aussi un vecteur culturel susceptible de faire évoluer les mentalités.

Vous avez été éduqué sous les préceptes d’Ignace de Loyola pour enfin jouer aux côtés de Shaka Ponk et de Noir Désir, c’est un superbe grand écart…
Oui, j’ai été instruit par les jésuites au collège Saint-Ignace à Santiago du Chili. Moi, mes frères, mes cousins, mes oncles, mon père, et mon grand père aussi… Chez moi c’est une question de tradition. De cette école sont sortis plusieurs présidents de la République et des hauts mandataires de l’État. J’ai eu une formation républicaine et intellectuelle basée sur l’aide aux plus démunis. Parallèlement, j’ai aussi une formation musicale en tant que batteur depuis l’âge de 10 ans… Quand je suis arrivé en France, j’ai laissé les crayons de coté pour me consacrer à la musique, j’ai formé un groupe de rock avec lequel nous avons sorti plusieurs disques et nous sommes allés sillonner cinq continents. Cette activité m’a mis en relation avec beaucoup de groupes très importants et ça m’a permis de m’intégrer dans les pays et surtout de voir avec mes propres yeux la diversité humaine et les différences d’une culture à une autre. Aujourd’hui, j’avoue avoir du mal à croire aux dieux, je préfère croire en la capacité de l’être humain à faire des choses incroyables et à aimer la vie, le travail, la famille, les amis et surtout les choses. Tout ça pour dire que j’aime bien ce grand écart.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les personnages que l’on croise dans votre album, je pense à Lautaro, Valdivia, Antoine de Tounens… ?
Lautaro, c’est un personnage très important dans notre histoire. C’est lui qui a su maintenir la région d’Araucanie indépendante de l’Espagne, c’est l’unique chef indigène du continent qui a mis en échec les forces armées de l’Empire le plus puissant de l’époque, sans lui nous ne pouvons pas comprendre la société chilienne d’aujourd’hui et le caractère aguerri et obstiné des Chiliens. C’est Lautaro qui a mis fin au chef espagnol Pedro de Valdivia, un homme très décidé et extrêmement ambitieux, imbibé de gloire. On lui doit la construction de nos villes, notre culture ibérique, notre langue, la nourriture, le vin et le système étatique. Antoine de Tounens, c’est un incroyable avocat français originaire de la Dordogne qui arrive au Chili pour une folle aventure. Il est devenu roi devant le peuple Mapuche en Araucanie. Il dotera les Indigènes d’une constitution et de cartes géographiques du territoire. C’est avec ses documents qu’aujourd’hui le peuple Mapuche demande son indépendance territoriale, c’est la base du conflit. Il voulait faire de l’Araucanie et de la Patagonie un royaume de la viticulture. Je n’en dis pas plus.

On croise même les Napoléon et Toulouse Lautrec…
C’est grâce à Napoléon 1er et à son invasion de l’Espagne que nous sommes devenus une nation indépendante. Ses actions sont cruciales pour le développement de notre République et pour l’industrie viticole du Chili. Il faut savoir ensuite que l’histoire entre le Chili et la France est très liée à partir de 1850. Nous étions un des meilleurs clients du vin bordelais et les échanges ont créé un paradis agricole. Notre situation géographique est idéale pour l’agriculture et la viticulture. Dans cette histoire, plusieurs Français ont contribué à notre développement. J’ai voulu finir ma BD en fiction avec Toulouse Lautrec et la fameuse Goulue pour montrer le cœur, la magie et le surréalisme de la France. Ce sont des personnages ancrés dans la spiritualité française, ils ont vécu à une période époustouflante pour la France, le même moment ou l’industrie viticole chilienne montrait au monde le fruit de toutes ses années d’efforts, ça me paraissait drôle et ça colle au niveau historique.

Ce projet a aussi une existence audio-visuelle, pouvez-vous nous en dire davantage ?
Ce projet réalisé en complète autoproduction a été conçu depuis le début comme un projet multidisciplinaire. Nous avons d’abord créé une cuvée limitée de 6000 bouteilles avec le même vin avec lequel j’ai peint la BD. C’est du cabernet franc du Château de Bel à Arveyres, la propriété d’Olivier Cazenave. Nous avons travaillé en parallèle sur un long-métrage d’animation d’une heure avec le concours de Sergio Santamaria, un ancien animateur de la chaîne de télé américaine HBO. Ce film d’animation sera présenté au public en format BD-concert. En fait, pendant que les planches défilent sur le grand écran, les musiciens vont jouer en live la bande son du film. C’est le musicien multi-instrumentiste Waagal qui s’est engagé dans le projet. La sortie du film est prévue cette année 2019 et nous devrions le présenter dans plusieurs festivals, salons, galeries et propriétés viticoles. La BD a déjà connu un bon accueil au Festival de la BD d’Angoulême.

Mauro Ceballos, Di Vin Sang, La Cave à dessins, 2018.