Lundi 22 Décembre 2025
Eric Giraud-Héraud et Gilles de Revel ©Dunod
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Date
22.12.2025
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Rencontre avec Gilles de Revel et Éric Giraud-Héraud - chercheurs et grands ordonnateurs des Vendanges du Savoir (une initiative de l’ISVV) - autour d’un manifeste transdisciplinaire : "La Valeur du Vin", édité chez Dunod. Soit six chapitres pour réinventer, repenser la valorisation du vin face aux crises économiques, enjeux environnementaux et légitimes nouvelles attentes sociétales. Un dialogue entre deux mondes qui se parlent en réalité fort rarement : l’économie et l’œnologie. Cet ouvrage rend hommage aux sciences et à Bordeaux, comme place forte des savoirs viti-vinicoles.
Gilles de Revel : Cette question nous a animé pendant toute la durée d’écriture. Si les premières réactions montrent que « La Valeur du Vin » déclenche un grand intérêt auprès de la filière, nous constatons cependant qu’il trouve aussi son public chez les néophytes. C’est d’autant plus important que nous ne voulions pas être simple et encore moins simpliste.
Gilles de Revel : Il y a une déconsommation générale, certes. Mais la dévalorisation provient surtout de la banalisation qui crée le manque d'émotion. Le produit devient plus lisse, moins surprenant. Nous faisons l'apologie de la subjectivité, mais attention : cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de fondamentaux ou que toutes les opinions se valent.
Éric Giraud-Héraud : La dévalorisation est collective, due à l'augmentation des abstinents et à une communication négative autour de l'alcool, souvent absurde quand elle stigmatise le vin. Il y a aussi les conséquences de l’utilisation par trop abusives des pesticides et des prix incompréhensibles. Quand la grande distribution utilise le vin comme produit d'appel, c'est insupportable. Il lui manque alors un vrai storytelling, dont ce produit plus qu’un autre a réellement besoin.
Éric Giraud-Héraud : Le vin est constitutif d'une culture euro-méditerranéenne liée au sacré, à la culture, à la littérature, à la gastronomie. Nous avons d’ailleurs trouvé utile de convoquer différents auteurs et quelques accords vins et mets. Cette valeur culturelle dépasse largement le produit lui-même. Il est essentiel de le rappeler pour comprendre d'où vient cette valeur.
Gilles de Revel : L'amour du vin est essentiel, fondateur. Connaissez-vous un autre produit agricole qui suscite autant d’engouement, d'experts auto-proclamés, de cercles d’amateurs, éclairés ou non ? Cette passion est incroyable. Le vin est une religion qui s'attache à réjouir ses adeptes, comme le disait Baudelaire.
Gilles de Revel : Il y a défauts et défauts (rire). Le manque d'originalité en est un véritable. La science œnologique s'est construite sur la recherche des défaillances, avec succès. Ce qui m'énerve, ce sont les erreurs répandues dans les manuels œnologiques. Je ne citerai pour cela que la fameuse carte des zones de la langue, battue en brèche par la science. Il faut redire ce que la science a établi, même si certains milieux, courants de pensées contestent son intérêt voire la combattent.
Éric Giraud-Héraud : Mon seul critère est la volonté d'achat. En ça je dois dire que mon avis diffère pas mal de celui de Gilles (rire). Si les consommateurs aiment un vin dit "défectueux" et l'achètent, est-ce vraiment un défaut ? Gilles me coince sur l'argument du réachat : on a besoin de savoir ce qui va nous lasser avec le temps. Pour le coup on évoque des défauts repérables par les experts.
Éric Giraud-Héraud : Nous avons voulu inverser les rôles : parler d'accords "vins et mets" plutôt que "mets et vins". Le contexte de consommation fait aussi la valorisation. Cela nous a permis de proposer des expériences reproductibles en fin de chaque chapitre, et d'écrire ce livre dans des moments agréables. (rire)
Gilles de Revel : Il y a beaucoup de discours sur les accords, mais la science reste pauvre. L'erreur est de vouloir mettre le vin au service du plat. Votre question touche à l'émotion : comment la caractériser et la mesurer ? Comment notre état émotionnel influence-t-il notre perception ? Deux questions peu explorées, mais nous disons ce que la science peut en dire.
Gilles de Revel : L'appellation n'est pas le problème, elle défend une certaine typicité. Elle a tendance à figer le produit, certes, mais rien n'empêche de modifier la loi. Les AOC représentent l'incroyable diversité des vignobles tout en valorisant la typicité locale. Responsables de la dévalorisation ? Ne serait-ce pas plutôt le contraire ?
Éric Giraud-Héraud : Les indications d'origine sont peut-être la seule digue institutionnelle qui ne sombre pas. Critiquées pour leur nombre et leur manque de réactivité, mais quand on est gardien du temple, on doit être un peu « réactionnaire ». Sans elles, c'est la concurrence généralisée qui ne valorise rien. Nous avons clairement adopté une position pro-Origine.
Éric Giraud-Héraud : Les consommateurs attendent la réduction des pesticides et des additifs. Les AOC ont, pour le coup, tardé à anticiper ce mouvement. La présence de résidus dans le vin n'est pas acceptable, tout comme les impacts sur la santé des viticulteurs et la biodiversité. Rejeter des innovations qui faciliteraient cette transition serait irresponsable. L'innovation doit permettre au produit de continuer à vivre, pas le remplacer.
Gilles de Revel : Pour que le produit continue à vivre, il faut qu'il reste bon et attractif. On cultive la vigne pour produire du vin et l’offrir aux consommateurs. Pas question de revenir à des produits invendables comme au XIXe. Cette exigence sociétale nous réjouit : elle nous ramène aux fondamentaux de Jules Chauvet, Émile Peynaud ou Max Léglise. Mais disons-le, à contrario l’intervention œnologique exagérée détruit l'originalité, ce qui est bien souvent dramatique.
Gilles de Revel : Plusieurs thèmes ont valeur de généralité. Les enjeux de transition agroécologique, d'adaptation climatique et d'évolution de la consommation sont partagés par l'agriculture. Mais surtout, notre livre est un travail militant pour la qualité. On ne peut concevoir une alimentation sans qualité, et celle-ci ne doit pas être réservée à une élite. L'important : l'auto-éducation. "Apprendre à aimer ce que l'on aime" aurait pu être le titre.
Éric Giraud-Héraud : La réponse à la déconsommation est sans doute la valorisation, avec les mêmes arguments d'agroécologie et de référence locale. Mais parlons du budget alimentaire : la part de revenu consacrée à l'alimentation ne dépend pas que du revenu. Quand on aime, on ne compte pas, dans une certaine limite évidemment. La valorisation passe par une plus grande compréhension des consommateurs. Les prix bas ne sont jamais la solution à une crise économique.

La Valeur du Vin – édition Dunod 2025 – 39€ TTC

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