Accueil Le Cri du Vin : un cabaret littéraire d’origine contrôlée

Le Cri du Vin : un cabaret littéraire d’origine contrôlée

Auteur

La
rédaction

Date

31.03.2010

Partager

Les compagnies des Airs dans la Ville, Hydragon et le SAMU poussent ensemble « Le Cri du Vin », « Cabaret littéraire d’origine contrôlée, entrée libre et dégustation », précise l’affiche. Rendez-vous quai de Valmy, Paris 10ème, le Dimanche 4 Avril prochain, à 19h au Point Ephémère (Métro Jaurès). »En compagnie de Baudelaire, Pierre Desproges, Rabelais, Bernard Dimey ou bien d’autres…. nous vous proposons une promenade vagabonde, voluptueuse et joyeuse au pays du vin et de l’ivresse », c’est tout dire !

La joyeuse bande vous propose de déguster les mots pour oublier les maux…avant l’interprétation du « Sacre du Vin Blanc » par l’orchestre de cave de la troupe.

Citeront-ils la Chronique de la Haine Ordinaire de Pierre Desproges intitulée l’Aquaphile ? Celle-la même qui a semé en certains membres de notre rédaction la graine du commentaire de dégustation et l’appel d’en rédiger à leur tour ? La voici, en tout cas, pour tous nos lecteurs qui ont la chance de ne pas déjà la connaître par coeur :
10 avril 1986

J’étais littéralement fou de cette femme. Pour elle, pour l’étincelante amusée de ses yeux mouillés d’intelligence aiguë, pour sa voix cassée lourde et basse et de luxure assouvie, pour son cul furibond, pour sa culture, pour sa tendresse et pour ses mains. Je me sentais jouvenceau fulgurant, prêt à soulever d’impossibles rochers pour y tailler des cathédrales où j’entrerais botté sur un irrésistible alezan fou, lui aussi.
Pour elle, aux soirs d’usure casanière où la routine alourdit les élans familiers en érodant à coeur les envies conjugales. Je me voyais avec effroi quittant la mère de mes enfants, mes enfants eux-mêmes, mon chat primordial, et même la cave voûtée humide et pâle qui sent le vieux bois, le liège et le sarment brisé, ma cave indispensable et secrète où je parle à mon vin quand ma tête est malade, et qu’on n’éclaire qu’à la bougie, pour le respect frileux des traditions perdues et de la vie qui court dans les mille flacons aux noms magiques de châteaux occitans et de maisons burgondes.
Pour cette femme à la quarantaine émouvante que trois ridules égratignent à peine, trois paillettes autour de ses rires de petite fille encore, pour ce fruit mûr à coeur et pas encore tombé, pour son nid victorien et le canapé noir où nous comprenions Dieu en écoutant Mozart, pour le Guerlain velours aux abords de sa peau, pour la fermeté lisse de sa démarche Dior et de soie noire aussi, pour sa virilité dans le maintien de la Gauloise et pour ses seins arrogants toujours debout, même au plus périlleux des moins avouables révérences, pour cette femme infiniment inhabituelle, je me sentais au bord de renier mes pantoufles. Je dis qu’elle était infiniment inhabituelle. Par exemple : elle me parlait souvent en latin par réaction farouche contre le laisser-aller du langage de chez nous que l’anglomanie écorché à mort. Nos dialogues étaient fous :
– Quo vadis domine ?
– Etoilla matelus ?
En sa présence, il n’était pas rare que je gaudriolasse ainsi sans finesse, dans l’espoir flou d’abriter sous mon nez rouge l’émoi profond d’être avec elle. Elle avait souvent la bonté d’en rire, exhibant soudain ses clinquantes canines dans un éclair blanc suraigu qui me mordait le coeur. J’en étais fou, vous dis-je.
Ce 16 octobre donc, je l’emmenai déjeuner dans l’antre bordelais d’un truculent saucier qui ne sert que six tables. Au fond d’une impasse endormie du XVe ou j’ai mes habitudes. Je nous revois, dégustant de moelleux bolets noirs en célébrant l’automne, romantiques et graves, d’une gravité d’amants crépusculaires. Elle me regardait, pâle et sereine comme cette enfant scandinave que j’avais entrevue penchée sur la tombe de Stravinsky, par un matin froid de Venise.
J’étais au bord de dire des choses à l’eau de rose, quand le sommelier est arrivé. J’avais commandé un Figeac 71, mon Saint-Emilion préféré, introuvable, sublime, rouge et doré comme peu de couchers de soleil. Profond comme un la mineur de contrebasse. Éclatant en Oogasme au soleil. Plus long en bouche qu’un final de Verdi. Un vin si grand que Dieu existe à sa seule vue.
Elle a mis de l’eau dedans. Je ne l’ai plus jamais aimée. »

Pierre Desproges
« Chronique de la haine ordinaire »