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Mailly Grand Cru, les origines d’un champagne de coopérative

Auteur

Yves
Tesson

Date

02.05.2020

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Nouveau rendez-vous sur « Terre de Vins » : « La vigne se raconte ». Chaque semaine, replongez-vous dans un moment marquant, éprouvant ou fondateur de l’Histoire du vignoble français.

Mailly Champagne, petit village sur la montagne de Reims, en plein dans les « grands noirs », a vu naître l’une des toutes premières coopératives à commercialiser son champagne sous sa propre marque. Tout comme les fameux Récoltants-Manipulants, elle aussi est née dans les heures les plus sombres du vignoble.

L’histoire remonte à 1922. Depuis un an déjà, une crise économique internationale vient ralentir les expéditions de champagne. Les Maisons ne peuvent acheter toute la vendange et beaucoup de vignerons se retrouvent avec un surplus de raisin. Plutôt que de le laisser pourrir, dix-huit d’entre eux s’entendent pour presser en commun et profiter des celliers mis généreusement à disposition dans le village par un négociant sparnacien, en attendant des jours meilleurs pour vendre leur vin tranquille aux Maisons.

« Utiliser pour la paix ce que nous avions fait pour la guerre »

En 1929, ils décident d’aller plus loin et de former une véritable coopérative, avec ses propres locaux. La nouvelle structure n’a alors aucun employé et profite des talents de chacun. À l’époque en effet, comme les revenus de la vigne sont aléatoires, rares sont ceux qui n’exercent pas une activité parallèle. Parmi les adhérents, il y a ainsi des maçons, des charpentiers… Ce sont eux qui construisent les celliers. Quant aux caves, le président fondateur, Gabriel Simon, est un ancien officier du génie. Il a creusé des tranchées en 1914-1918, ici même, dans la craie champenoise. « Nous avons décidé d’utiliser pour la paix ce que nous avions fait pour la guerre ».

De 1930 à 1967, tous les hivers, lorsque les travaux viticoles en laissent le loisir, les vignerons vont percer des galeries, chacun en fonction de l’étendue de son domaine, à raison d’une journée pour 10 ares de vignes. Détail amusant, quand on visite aujourd’hui ces caves magnifiques et parfaitement géométriques (les instruments de mesure étaient pourtant rudimentaires !), on s’aperçoit que, suivant la durée et la rigueur des hivers, les galeries n’ont pas la même longueur. Au point de pouvoir se livrer à une véritable archéologie du climat.

La coopérative continue d’abord à se cantonner à la vinification, laissant de côté la champagnisation. Mais, cette fois, les grandes marques décident de boycotter l’organisme. Le motif ? Les coopératives n’auraient pas les mêmes exigences qualitatives. Juges et parties, elles ne se montreraient pas assez sévères dans la sélection des raisins, et auraient aussi tendance à mêler cuvée (le premier jus au pressurage, de meilleure qualité) et tailles (les jus suivants). Ces accusations sont-elles justifiées ou cachent-elles la crainte de voir le rapport de force dans la fixation des prix se renverser ?

Les vignerons de Mailly auraient pu se lancer dans une guerre d’usure contre le négoce, en stockant les vins clairs jusqu’au moment où, la pénurie aidant, les maisons auraient fini par se porter acquéreurs. C’était la stratégie des autres coopératives champenoises. Mais elles avaient pour cela le soutien financier du Crédit agricole. Or, celui-ci était aux mains des radicaux et les vignerons de Mailly étant plutôt catholiques et de droite, ils s’étaient vu refuser toute avance…

L’obstacle de la commercialisation

À la coopérative de Mailly, on n’a donc pas le choix. Faute de pouvoir vendre les vins tranquilles, on doit les champagniser pour ensuite les commercialiser directement. Comme les vignerons n’ont pas un sou, ils travaillent avec les moyens du bord et jouent les chiffonniers pour récupérer des bouteilles usagées. Bon an mal an, ils parviennent à un premier tirage de 3600 flacons.

Produire, c’est une chose. Vendre, c’en est une autre. Il faudra encore attendre 18 mois avant de parvenir à trouver un client, 18 mois pendant lesquels les adhérents n’auront aucune rentrée, car ils refusent toujours de céder directement leur raisin aux maisons de champagne. Se présente alors un marchand de vins de Bordeaux, qui souhaite un « champagne de qualité mais bon marché » pour étoffer sa gamme. Il propose d’acheter tout le stock en une seule fois. Le chèque est signé. Une délégation se rend à Reims pour l’encaisser… Certains vignerons n’en mènent pas large : pourvu qu’il ne soit pas en bois ! Mais non, l’argent est bien là : 28.000 francs, une belle somme à l’époque. Seulement, au lieu de rentrer immédiatement pour la redistribuer à leurs camarades, la petite équipe décide de profiter de sa visite en ville pour tout réinvestir dans un nouveau lot de bouteilles qui permettra un second tirage !

Cette fois, plutôt que de viser des intermédiaires, on adopte une nouvelle tactique : le porte à porte chez les particuliers. Six vignerons sont envoyés « tirer les sonnettes » dans l’Est, prospectant par groupes de deux « pour être plus forts, plus énergiques ». Il est vrai que lorsqu’on a essuyé dix refus d’affilée dans la journée et que l’on rentre sans avoir vendu une bouteille, il faut un certain courage pour reprendre le lendemain. Mais les résultats sont prometteurs : dès la première semaine, sans rien connaître aux techniques de démarchages, nos apprentis commerciaux parviennent à placer 1400 cols ! La machine est lancée…

« Small is beautiful »

La coopérative va par la suite opérer un certain nombre de choix stratégiques. Tout d’abord, elle refuse d’adhérer aux grandes unions de coopératives qui voient le jour après la Seconde Guerre mondiale. Gabriel Simon craint de voir les vignerons soumis et perdus dans une grosse machine administrative qui les dépasse. « J’estime que toute forme (de coopérative) n’est valable que sous une forme artisanale et assez limitée, parce que les coopérateurs ont l’absolue impression d’être en possession de leur affaire. Quand les nôtres passent devant nos celliers, c’est leur établissement, ce sont leurs caves, c’est leurs vins qui sont là. Je doute qu’en prenant plus d’extension, le terrien voyant s’éloigner sa production conserve vis-à-vis d’elle le même instinct de conservation et de propriété. »

Certes, la coopérative de Mailly renonce aux économies d’échelle que permettent les unions. Mais elle préserve son identité très forte qui fait la valeur de sa marque et qui compense largement cette perte. Aujourd’hui encore, même si la coopérative a désormais recruté des cavistes, les vignerons continuent à s’identifier à leur coopérative et à assurer certaines des tâches, comme la tenue de la boutique le week-end ou celle du pressoir de nuit pendant les vendanges… Et quand il s’agit de rentrer le raisin, comme c’est leur futur vin, leur réputation à tous qui est en jeu, ils peuvent être entre eux plus sévères encore que les négociants jadis. Ils continuent ainsi à incarner leur coopérative et à en être les ambassadeurs les plus motivés et les plus légitimes.

Par ailleurs, si les unions permettent des assemblages plus larges, Mailly est un terroir très particulier, presque unique en Champagne, qui présente des coteaux sur toutes les expositions et dispose donc d’une très grande variété de vins. La coopérative effectue d’ailleurs une vinification en petites cuves pour tirer parti au maximum de la diversité des parcelles.

Enfin, on notera le choix audacieux d’assumer son caractère de coopérative dans sa communication en prenant le nom du cru pour sa marque, plutôt qu’un nom de famille qui laisserait croire au consommateur, comme cela s’est beaucoup pratiqué, qu’il s’agit d’une véritable maison de champagne appartenant à une vielle dynastie. Une décision courageuse car chez les consommateurs, les coopératives avaient un peu l’image grisâtre des kolkhozes, peu compatible avec l’esprit d’un vin de luxe. Mailly Grand Cru a su au contraire mettre en avant l’aventure humaine et la modernité de cette innovation sociale.