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[ENTRETIEN] Hubert de Boüard : « Quand on aime, on ne se limite pas »

Auteur

Rodolphe
Wartel

Date

09.01.2017

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Hubert de Boüard, propriétaire du château Angélus (Premier Grand Cru Classé ‘A’ de Saint-Emilion), s’est allongé « sur le divin » pour le numéro 44 de « Terre de Vins » paru en novembre dernier. Morceaux choisis d’un entretien en toute intimité.

Né en 1956, œnologue de formation, Hubert de Boüard a passé son enfance à parcourir les vignes de Saint-Émilion. Responsable du célèbre domaine familial d’Angélus dès 1985, il a acheté la même année Château de Francs, en Côtes-de-Francs (en copropriété). Il est aujourd’hui copropriétaire du Château Angélus, copropriétaire et gérant du Château La Fleur de Boüard (Lalande-de-Pomerol), copropriétaire de Château Bellevue (qui fait face à Angélus) et « petit » copropriétaire de Klein Constantia, en Afrique du Sud. Il conseille également, avec Hubert de Boüard Consulting, près de 80 propriétés à Bordeaux, une dans le Var, cinq à l’étranger (Portugal, Espagne, Liban, Afrique du Sud et Suisse). Père de quatre enfants – Coralie, 36 ans, Stéphanie, 34 ans, Mathieu, 32 ans, et Quentin, 27 ans –, marié en secondes noces à Emmanuelle Ponsan-Dantin, Hubert de Boüard a occupé et occupe de nombreux postes institutionnels : vice-président du Syndicat viticole de Saint-Émilion de 1991 à 1999, vice-président de l’Union des grands crus, président de l’Association des grands crus classés de 1991 à 1996… Il est aussi premier jurat à la Jurade de Saint-Émilion depuis 2011 et grand maître du Grand Conseil des vins de Bordeaux depuis 2013. Mis en cause dans le classement de Saint-Émilion, Hubert de Boüard en est sorti touché. Mais pas coulé. Confidences.

Château Angélus, premier grand cru classé A de Saint-Émilion : cette distinction constitue-t-elle humainement un aboutissement dont tu as toujours rêvé ?
Je ne pensais pas, quand mon père m’a offert ce sécateur, qu’Angélus deviendrait un premier grand cru classé A. J’ai commencé à penser très tôt au fait que je voulais être œnologue. J’ai appris à tailler avec les vignerons d’Angélus. Je montais sur les tracteurs. J’ai toujours été fasciné par ce côté pratique, plein de bon sens paysan. J’ai vécu avec eux. Je suis né au milieu des vignes. Ma vie n’est pas un hasard. Quand on ne sait pas, on est à la merci de ceux qui savent et vous pilotent. Je ne supporte pas d’être piloté. Je ne suis sous domination de personne. C’est peut-être prétentieux, mais c’est comme ça. Je suis comme saint Thomas. Il faut que je voie pour croire. Je suis un homme heureux car j’ai fait ce que j’ai plus ou moins voulu. En réalité, j’ai commencé à penser au classement quand Émile Peynaud est venu me voir, dans les années 1980. Quand il a dégusté des 1953, il m’a dit : « Il y a un terroir, il faut que vous fassiez quelque chose. » Il y a eu des articles de presse puis le classement de grand cru classé B. J’y ai cru. Aujourd’hui, mon bonheur est entier.

Après 30 ans de magistère à Angélus, quels sont tes autres rêves ?
J’ai des projets, tous les jours. Quand on aime, on ne se limite pas. Gargantua ne s’arrêtait pas : il mangeait parce qu’il aimait. Aujourd’hui, j’ingurgite, je consomme. On crée des postes, on a des jeunes qui intègrent les équipes. Tout ça ne s’arrête pas. Il y a des tas de choses à faire en termes de positionnement de nos vins dans le monde entier. Ceux qui pensent que les premiers crus classés de Bordeaux sont immuables se trompent. Quand j’ai fait mon premier voyage, en 1985, je me souviens de cette espèce de certitude qui habitait la plupart d’entre nous : trente ans, ce n’est pas beaucoup, et en trente ans, d’autres ont pris la place !

Ta fille a pris les rênes d’Angélus et vient d’être rejointe par son cousin après avoir passé une première année à diriger en solo la propriété. Satisfait de cette transition ?
On lui a laissé le front line mais je suis toujours président du directoire jusqu’en janvier prochain. Il y a des discussions et j’interviens toujours dans ce « brainstorming » qu’on fait régulièrement. Je ne vois pas pourquoi je ne laisserais pas Stéphanie et son cousin Thierry prendre le leadership. Napoléon prenait ses généraux tôt. Comme ma fille, Thierry a fait des études, il a une sensibilité. À quoi ça sert que je sois derrière et que je leur dise « cette fois-ci, c’est moi qui vais parler ».

Stéphanie à Angélus, Coralie à La Fleur de Bouärd… Comment as-tu géré la succession ? Car il ne peut y en avoir pour tout le monde…
C’est compliqué car j’ai quatre enfants et je les aime tous les quatre. Il y a des enfants qui sont plus à même de prendre le leadership de l’une ou de l’autre et qui peuvent se révéler dans certaines situations. C’est le cas de Coralie à La Fleur de Bouärd. C’est moins facile d’être à La Fleur de Boüard qu’à Angélus. Elle s’ouvre, elle capte, elle a une énergie incroyable. À Angélus, elle n’avait pas ce rayonnement, car à Angélus, c’est compliqué : il faut de la diplomatie, de la rigueur. C’est une grosse machine. Dire à l’un « tu vas plutôt aller là et toi là » est très difficile. Cela a été une période de ma vie compliquée. Stéphanie avait vocation à aller à Angélus, elle avait cette période de six ans dans une banque londonienne. Mathieu, lui, est plus à la technique à La Fleur de Boüard et Quentin aime la pratique mais semble plus à l’aise à la vente.

Les poursuites judiciaires concernant le classement, mais aussi te concernant en t’accusant d’avoir été juge et partie, t’ont-elles affecté ?

Incontestablement. Je ne suis pas un surhomme. Là, c’est un problème humain. On est allé chercher Hubert de Bouärd et cela m’a lourdement affecté. Il y a eu une enquête et je n’ai même pas été interrogé. C’est quand même incroyable ! J’ai été mis en cause et même pas interrogé ! Heureusement, j’ai été bien entouré. Ma femme a compris ce genre de calomnie. Cela fait 35 ans que je me bats pour la viticulture. Au bout de 35 ans, on me dit « vous vous êtes servi ». Ce n’est pas évident…

La journaliste Isabelle Saporta t’a beaucoup questionné pour faire de toi au final un bouc émissaire, le suppôt du grand capital et de la culture bling-bling. Comment as-tu pu à ce point lui donner ta confiance ?

Elle n’est pas arrivée par hasard. Des gens ont organisé ça. Elle m’a envoyé une lettre. Sa lettre est claire et dit qu’elle vient faire une émission didactique et pédagogique. Je suis naïf. Je n’ai même pas regardé qui était Isabelle Saporta. J’ai répondu oui. Je ne me suis même pas posé la question. Je ne savais même pas qu’elle allait faire un livre. Au sujet de la décision du tribunal tombée récemment, j’ai décidé de faire appel.

Une émotion inoubliable liée au vin ?
J’adore la Bourgogne. La première émotion fantastique. Michel Bettane m’a permis de rencontrer Henri Jayer, dans les années 80, de ramener à Bordeaux quelques idées, mais surtout de comprendre qu’il y avait d’autres vins et qu’on n’avait pas le monopole de la passion ni du savoir- faire. La découverte de ces grands vins de Bourgogne a été une première. Goûter ces grands pinots a été une émotion incroyable. Ces gens ont bouleversé ma vie.

Tu donnes une image qui est celle d’un homme conservateur et moderne à la fois. Qui es-tu vraiment ?
Je suis un éclectique. Je fonctionne à l’intuitif côté bergsonien, mais intuitif scientifique. J’aime assurer ce que je fais car parfois j’emmène du monde avec moi. Conservateur, certainement. Une espèce de double personnalité, très conservateur sur certaines choses et extrêmement progressiste sur d’autres.

Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
J’aimerais qu’on boive beaucoup. J’ai eu une belle vie. Je voudrais que tous ceux qui m’aiment se disent « il aurait été content qu’on boive. Alors buvons, mes frères. » C’est le gage du rassemblement. Ce côté oecuménique du vin. Comme on boit du bordeaux tout le temps, buvons autre chose, allons plus loin. Buvons des vins de nos amis, Michel Chapoutier, Jean-Louis Chave, les Mellot, les Perrin, les Guigal… Buvons ces vins de ces gens qui ont la passion du vin. Le vin nous donnera un peu de bonheur et sera le meilleur des remèdes pour combattre une période compliquée. Buvons ces vins qui font notre bonheur.

Interview à retrouver en intégralité dans « Terre de Vins » n°44 (novembre-décembre 2016). Abonnez-vous ou commandez le numéro en suivant ce lien.