Mercredi 29 Octobre 2025
©Sherab Dorji
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29.10.2025
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Le Bhoutan est le seul pays à pouvoir se revendiquer carbone négatif. Sa biodiversité est perçue comme un patrimoine protégé par la constitution, qui stipule que jamais les zones forestières ne devront descendre en dessous de 60 % du territoire. Traversé par l’Himalaya, face au réchauffement climatique, il présente aussi un potentiel extraordinaire pour la viticulture.
Perdu entre l’Inde et la Chine, le Bhoutan est un tout petit pays de 150 km de long et 300 km de large, mais qui offre tous les types de climats et de sols, grâce à une altitude variant de 150 à 7 000 mètres, mêlant ainsi jungle tropicale et paysage de toundra. Dans cette région où 95 % de la population vit de l’agriculture, jusqu’en 2019, aucune vigne n’avait jamais été plantée. Et pour cause, le caractère enclavé du territoire a tenu les habitants à l’écart de la colonisation romaine, de la route de la soie, comme des missions catholiques.
Mike Juergens et Ann Cross ont découvert le royaume à l’occasion d’un marathon. À la fin de leur séjour, lors d’un cocktail, Mike, fasciné par la qualité des fruits, s’est enquis auprès de hauts responsables du gouvernement de la présence de vignobles, persuadé que les vins devaient être extraordinaires. Surpris d’apprendre leur absence, il a recommandé à ses interlocuteurs de se lancer dans l’aventure. Ces derniers ont émis une condition : que Mike soit de la partie. Ce Californien n’avait pourtant jamais élaboré de vin, même s’il était tout de même directeur de la branche dédiée à la filière du cabinet de consulting Deloitte.
L’approche de Mike et Ann a d’abord été expérimentale. Il ne s’agissait pas de chercher à tout prix à exporter un modèle préétabli comme cela s’est vu avec Bordeaux ou la Bourgogne dans certains vignobles du Nouveau Monde. « Nous voulions commencer par comprendre l’identité du terroir pour trouver sa plus juste expression », explique Mike.

D’où la plantation de six vignobles répartis sur tout le territoire, réunissant pas moins de 17 cépages. « En altitude, le pinot noir et le chardonnay se comportent bien, alors que dans les terroirs plus bas et chauds, les cépages bordelais présentent des résultats intéressants. Les cultures s’étagent ainsi entre 150 et 3 000 mètres. Elles se concentrent à proximité des rivières sur les alluvions noirs sableux apportés par l’érosion des glaciers, mais aussi sur les veines de terres rouges argilo-ferreuses, et enfin sur les zones granitiques ou calcaires, situées sur les pentes les plus raides. » Aujourd’hui, 80 hectares ont déjà été plantés. Ambitieuse, la Bhutan Wine Company vise les 800 hectares !
Le gouvernement a fourni les terres gratuitement et un soutien technique. « Par exemple, dans nos démarches expérimentales pour nous équiper de fûts, le ministère nous a aidés. La supériorité des chênes français provient du climat froid. Celui-ci produit des rayons médullaires resserrés, si bien que le marquage du vin est léger. Au Bhoutan, grâce à l’altitude, on trouve beaucoup de chênes de ce type. Nous avons sélectionné quatre variétés et nous avons demandé au gouvernement s’il pouvait nous trouver des merrains déjà secs. Des fonctionnaires ont parcouru tout le pays pour en dénicher et nous les avons expédiés en France afin qu’ils soient montés. »
Les habitants étant de bons arboriculteurs, leur formation est aisée, à ceci près qu’ils ont tendance à considérer la vigne comme une culture qui fonctionne comme les autres. « Si on les laisse faire, ils font tout pour avoir les meilleurs rendements possibles, en rajoutant beaucoup d’engrais, or pour la qualité du vin, ce n’est pas l’objectif. » Ils ne sont pas toujours enclins aussi à écouter les conseils des techniciens. « Un précédent les a rendus méfiants. Une société étrangère a investi 60 millions d’euros pour encourager la plantation de noisetiers. Mais au bout de dix ans, aucune noisette ! Les experts missionnés auprès des agriculteurs ignoraient qu’il fallait planter des arbres mâles et des arbres femelles… »
Côté business, les coûts de la main-d’œuvre sont peu élevés – à peine 9 dollars par jour –, et les conditions politiques sont stables. Le royaume s’est même converti récemment à la démocratie. Certes, l’Inde comme la Chine lorgnent sur ce territoire, mais cette double convoitise protège le Bhoutan car aucun des deux ne laissera l’autre se l’accaparer.
La seule vraie difficulté réside dans la logistique. Le pays n’a pas d’ouverture sur la mer. Quant aux routes, elles sont rares et à certaines saisons peu praticables. « La situation devrait s’améliorer dans les prochaines années grâce à la création de la nouvelle ville de Gelephu, dans le sud, construite sur les valeurs bouddhistes de la pleine conscience. Cette cité veut devenir une nouvelle porte d’entrée vers l’Asie pour les occidentaux, alternative à Singapour, Hong Kong et Dubaï, en misant pour attirer les investisseurs étrangers sur une charte éco-industrielle. 20 milliards de dollars ont été mis sur la table, avec comme objectif l’édification d’un aéroport, de chemins de fer… »
De pays producteur de vin, le Bhoutan pourrait par ailleurs facilement devenir un pays consommateur. « Les habitants ont l’habitude de boire du ara, issu de la distillation de riz. Lorsque vous êtes invité, ils vous accueillent sur le pas de la porte avec un bol, et il est de bon ton de venir également avec sa bouteille, pour ensuite la partager, comme on le fait pour le vin. Ils sont nombreux à l’élaborer eux-mêmes et chacun a sa recette. C’est un bel héritage sur lequel nous pouvons nous appuyer pour diffuser le goût du vin. Dans cette perspective, nous avons créé le premier bar à vins du pays. Et pour former nos employés, nous les avons emmenés au 67 Pall Mall, à Singapour. D’emblée, ils ont eu ainsi accès au plus haut niveau de service au monde, alors que certains n’avaient encore jamais dégusté de vin ! »
Les bouteilles devraient arriver sur le marché cette année. « Nous avons réservé ces 300 premiers flacons issus du millésime 2023 à la famille royale et aux soutiens, sauf deux d’un nouveau grand format que nous avons baptisé Himalaya et qui seront vendus aux enchères. Ce sont des pièces de collection. Imaginez si vous aviez accès aux toutes premières bouteilles de vins jamais élaborées en France ! »
Cet article est issu du magazine « Terre de Vins » n°105, « Le vin de mères en filles », paru en mars 2025.

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