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[Bordeaux Tasting] Master Class géosensorielle : à l’aveugle, tous égaux

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

10.12.2017

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C’était l’un des temps forts de cette deuxième journée de Bordeaux Tasting : la Master Class dédiée à la « dégustation géosensorielle », cheval de bataille du vigneron alsacien Jean-Michel Deiss, réunissait des dégustateurs mal-voyants, non-voyants et amateurs sans situation de handicap – tous mis à égalité dans le cadre d’une session 100% à l’aveugle.

Ceux qui connaissent et aiment les vins de Jean-Michel Deiss savent qu’il est une figure à part dans le paysage de la viticulture française. Installé à Bergheim, non loin de Colmar, le vigneron n’a eu de cesse, « depuis une vie, quarante-quatre millésimes », d’explorer la question du terroir, de ses grands terroirs alsaciens dont il ne s’est jamais éloigné malgré les multiples sollicitations. Habité par l’idée de restituer au plus près la réalité d’un terroir, mais aussi d’épurer la dégustation et ses commentaires des mauvaises habitudes qui lui collent à la peau, le moine-soldat du domaine Marcel Deiss a remis au goût du jour, après quelques années de réflexion, une approche de la dégustation dite « géosensorielle », « une méthode ancienne, que je n’ai pas inventée, qui vise à explorer l’âme du vin, à mettre des mots sur cette âme pour la rendre accessible à chacun ».

Halte aux mots-valises

S’appropriant cette phrase de la Cabale selon laquelle « l’âme passe par le regard », Jean-Michel Deiss a décidé d’ouvrir ce concept de dégustation géosensorielle aux mal-voyants et non-voyants. C’est donc naturellement que cette Master Class de Bordeaux Tasting s’est organisée en partenariat avec l’UNADEV (Union Nationale des Aveugles et Déficients Visuels), dont le siège est à Bordeaux. « Je veux lever un premier obstacle », expliquait le vigneron alsacien en préambule. « La dégustation géosensorielle n’est pas une dégustation à l’aveugle, c’est la dégustation DES aveugles. En arrivant dans cette salle, ils ne connaissent pas l’espace qui les entoure, la couleur de la moquette, ils ne savent pas si l’environnement est hostile, apaisé, aimant… Toute leur concentration va sur ce qu’ils dégustent. Il faut ouvrir son regard intérieur, et se focaliser sur la « couleur mentale » imprimée par la sensation du vin. Quelle énergie nous donne le vin ? Quelle sensation ? C’est là-dessus que nous devons nous focaliser, en nous libérant de nos repères habituels qui nous incitent à aller vers la description aromatique. Notre cerveau a horreur d’une situation : ne pas savoir. Face à l’inconnu, il va donc automatiquement chercher ce qu’il connait déjà. Quand je parle arômes, je parle de souvenirs, d’éducation, de saveurs inculquées… Finalement je fais un selfie, et dans bien des cas je l’impose à mon voisin. Or c’est très subjectif, culturel, et souvent on parle d’arômes qui n’existent pas… C’est quoi le cuir de Russie ? C’est quoi l’arôme de garrigue ? »

Bien qu’étant à l’initiative de cette dégustation, Jean-Michel Deiss n’était pas seul pour l’animer. Il était entouré d’Olivier Bernard, propriétaire du domaine de Chevalier (cru classé de Graves), et de Serge Dubs, meilleur sommelier du monde 1989. Deux hommes qui ne partagent pas nécessairement les idées de leur camarade alsacien, ce qui a pu donner lieu pendant la Master Class à quelques échanges à fleuret – à peine – moucheté. Mais toujours cordiaux. Face au sommelier qui invoquait à juste titre, les limites du vocabulaire pour rendre justice aux émotions provoquées par le vin, le vigneron brandissait la nécessité de s’affranchir de ce vocabulaire, pour se concentrer sur « une cinquantaine de mots, précis, unanimes, universels, compréhensibles par tous, et se délivrer des « mots-valises » culturels et subjectifs. Oublier l’aromatique pour se concentrer sur l’énergie, la salivation. Il faut une petite formation mais ce sont des mots que tout le monde possède (lisse, piquant, fin, épais, ascendant…), c’est valable aussi bien pour les aveugles que pour les enfants, lorsqu’on veut les initier au goût ». Entre Serge Dubs et Jean-Michel Deiss, Olivier Bernard apportait ses nuances non sans humour, enrichissant le propos général par ses témoignages de technicien bordelais.

Trois grands types de terroirs

Au final, selon Jean-Michel Deiss, la dégustation géosensorielle repose sur notre capacité à « ressentir » l’énergie du vin en bouche, qui est elle-même l’expression du terroir. « Or, il existe dans le monde trois grands types de terroirs, de sols : les sols silicieux, qui ont une expression cristalline, lumineuse ; les sols sédimentaires (argile, calcaire, marne), davantage sur la latéralité, la densité, la puissance, des couleurs prononcées ; et les sols volcaniques, plus chaleureux et intenses. » Illustration avec quatre séries de vins dégustés dans des verres noirs, pour que chaque participant soit à égalité. D’abord un vin blanc industriel à bas prix avec un alsace de Deiss ; puis deux expressions de terroirs différents du même domaine Deiss ; puis des châteauneufs de la maison Ogier, eux aussi issus de terroirs différents ; enfin, un rouge et un blanc de Bordeaux produits par Olivier Bernard – Domaine de Chevalier rouge 2009 et Clos des Lunes – Lune d’or 2013. A chaque fois, le ressenti des non-voyants est passionnant, Jean-Michel Deiss les invitant à se focaliser sur « l’orientation de la salivation » pour suivre le tracé du vin en bouche, seul indice valable sur le terroir dont il est issu. Certains s’avouent déstabilisés par cette approche peu conventionnelle de la dégustation, mais reconnaissent qu’elle ouvre de nouvelles perspectives. Et pour Jean-Michel Deiss, l’essentiel est là : décloisonner la dégustation, la rendre accessible à tous, en particulier ceux qui n’osent pas s’approcher d’un monde du vin qui, avance-t-il le plus sérieusement du monde, « est devenu une secte qui parle une langue morte ».

Le mot de la fin va à Philippe Darriet, enseignant-chercheur à l’ISVV (Institut des Sciences de la Vigne et du Vin) : « cette approche de la dégustation est réellement passionnante, il n’en demeure pas moins que nous nous appuyons toujours sur les quatre saveurs essentielles (sucré, salé, acide, amer) et sur la cinquième récemment admise, l’Umami… les sensations somesthésiques (astringence, chaleur) entrent aussi en ligne de compte, mais il est fondamental de retenir que nous sommes tous différents dans nos ressentis, déjà par le rôle de notre salive, qui n’est pas la même d’une personne à l’autre ». Une façon de remettre l’église au centre du village : la dégustation ne sera jamais une vérité. Encore moins à l’aveugle.