Lundi 14 Octobre 2024
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22.07.2020
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En 2021, le château La Lagune (3ème grand cru classé 1855 en Haut Médoc) sera certifié en biodynamie, sous le label Biodyvin. L’occasion pour Caroline Frey, la propriétaire, d’expliquer ce choix.
Entre les certifications Demeter et Biodyvin, les deux principaux labels de la biodynamie, Caroline Frey n’a pas hésité. « Biodyvin, c’est la certification des vignerons, et je me sentais plus d’affinité avec le système Biodyvin que Demeter qui est un peu plus impersonnel. Et puis il y a beaucoup d’échanges entre les vignerons Biodyvin qui sont une grande famille. D’ailleurs, Alain Moueix (propriétaire du château Fonroque, grand cru classé de Saint-Emilion) est venu faire l’audit sur La Lagune ».
Pourquoi le choix de la biodynamie
Après un premier palier franchi lors de la conversion en agriculture biologique, c’est maintenant la biodynamie qui est en ligne de mire. Caroline Frey déclare que lorsqu’elle est arrivée en 2004 à La Lagune, elle a travaillé « sur deux axes : engager la partie vignoble sur un passage en bio, et travailler sur des zones qui entourent le vignobles ». Car en effet, outre les 80 ha de vignoble, « il y a 40 ha de marais, 10 ha de garenne, et des prairies ». Des terres qui ont tout de suite intéressé Caroline : « comment mettre à profit ses terres non cultivées ? » Pour elle, la vigne ne pouvait pas être déconnectée de son environnement. « Je suis arrivée à la biodynamie par l’aspect de la biodiversité autour du vignoble ». Il lui fallait considérer « la vigne dans un environnement un peu plus large ». Et c’est ainsi que Caroline a « poussé les portes de la biodynamie : c’est une démarche qui me convient bien ». Cette œnologue rationnelle ne voulait pas « d’une viticulture qui soit un combat permanent contre les maladies. J’avais une vision de l’harmonie entre l’homme et la nature ». Ce fut donc « un cheminement progressif ». Rien qui ne soit tenté radicalement donc. Et ce temps qu’elle s’est donnée aura permis aux équipes d’adhérer progressivement à la démarche et « c’est sans doute pour cela qu’aujourd’hui ça marche », annonce-t-elle.
Des équipes convaincues
« Il me tient à cœur que mes équipes fassent les choses par conviction et non par obligation », déclare Caroline Frey. Quelle pédagogie a-t-elle mis en place avec le senti et l’intuition qui font sa force ? « J’ai pris mes chefs d’équipes et de culture et je leur ai fait goûter des vins, je leur ai fait une petite bibliothèque en accès libre, ils ont eu une formation avec Vincent Masson (consultant spécialisé en biodynamie, NDLR) pendant deux jours ». Bien sûr, « tout le monde n’a pas évolué au même rythme mais quand j’ai senti qu’il y avait une impulsion qui venait de mon équipe on est passé en biodynamie ». Et de se montrer satisfaite : « aujourd’hui j’ai une équipe convaincue, et j’ai un chef de culture lui aussi convaincu, qui s’est rapproché de lui-même de Claire Lurton au château Ferrière (3ème grand cru class » de Margaux), et de Jean-Michel Comme à Pontet Canet (5ème grand cru classé de Pauillac) avant qu’il ne parte« , deux châteaux convertis à la biodynamie.
Cette adhésion a permis de « revoir l’organisation du travail en installant une permanence du week-end sur la période sensible (de mars à septembre). Ce n’était pas forcément simple à organiser mais les équipes connaissent les risques de la biodynamie et elles ont été convaincues par la démarche ».
De plus, l’appartenance à « la grande famille de Biodyvin » motive les troupes. Les regroupements à Château Ferrière pour la production de la 500 par exemple (bouse de corne de vache) est aussi un moment privilégié pour échanger sur les pratiques. Cette intégration au réseau médocain a participé au succès.
Les esprits rationnels ont donc dû évoluer, passer d’une pratique argumentée par la raison scientifique où tout trouve une explication à une pratique que bon nombre de personnes fustigent car, pour eux, la biodynamie est de l’ordre de l’occulte et de la croyance liée à l’anthroposophie.
Des faits indiscutables
Très sereine, Caroline Frey argumente. « Il y a beaucoup de raccourcis qui se sont faits sur la Biodynamie ». Et le parcours scientifique qu’elle a fait lui sert pour bien conduire des expérimentations en « mettant en place un protocole d’expérimentation assez carré », précise-t-elle. « Ces expériences m’ont permis de constater que le taux d’humidité dans le sol ainsi que dans le feuillage était meilleur. Sans pouvoir l’expliquer, il se passe quelque chose. J’ai fait des essais avec de la 500 (bouse de corne), ou de la 501 (silice de corne). Ces essais ont été conduits avec toujours un témoin. Nous avions fait, dans la vigne, des bandes alternées en bio et d’autres en biodynamie et j’ai vu des résultats très nets, observables. Par exemple, en juillet, la terre de la partie en bio était très sèche, très friable et poussiéreuse alors que la partie en biodynamie, traitée avec de la 500, avait une terre grumeleuse avec un bon taux d’humidité. Cela peut paraître étrange, mais on touche la partie du vivant un peu plus invisible. Qui peut dire aujourd’hui que le vivant n’a pas une partie mystérieuse ? »
Et la qualité du vin ? Caroline avance un argument de poids. « J’ai fait des mises en bouteilles séparées depuis 7 millésimes chez Jaboulet où je peux comparer bio et biodynamie. Des dégustations à l’aveugle sont faites par des professionnels dont certains sont sceptiques sur la biodynamie et systématiquement les vins en biodynamie sont préférés. Ils ont plus d’éclat, de fraîcheur, de chair. A l’analyse, sur certaines années, le pH est parfois un peu plus bas sur la biodynamie ». Sur le choix des dégustateurs, Caroline précise : « je ne m’entoure pas que de gens convaincus par la biodynamie car je trouve intéressant d’être mis en difficulté. C’est trop facile de se convaincre et d’organiser les choses pour faire dire ce que l’on a envie d’entendre ».
Maintenir le cap dans un contexte difficile
Outre le fait que « ce n’est pas à Bordeaux que la biodynamie est la plus facile à mettre en place, avec une pluviométrie assez importante », Caroline Frey fait état des deux années précédentes : « en 2017 une demi-récolte à cause du gel et en 2018 pas de récolte car la vigne a subi deux orages de grêle cette année-là, le premier sur la moitié du vignoble et le second sur l’autre moitié ». C’est dans ce contexte qu’elle a choisi de baisser significativement le prix du millésime 2019 en primeur.
« Un prix qui permet à nos clients de nous suivre alors qu’on était quasi absent lors des derniers millésimes. Et puis, je ne pouvais pas me permettre que ce millésime reste dans la cave ».
Sous les traits d’une personne ouverte et empathique, il y a bien chez Caroline Frey un esprit d’entreprise qui la caractérise bien et qui lui fait maintenir le cap, avec une démarche argumentée et courageuse. Sous sa direction, La Lagune ne finit pas de nous étonner.
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