Rencontre avec Thierry Desseauve

La quatrième édition du Grand Guide des Vins de France est sortie jeudi 26 août dans toutes les bonnes librairies (prix France : 24, 90€).Pour sa quatrième édition, peut-on dire que le Grand Guide des Vins de France a trouvé son rythme de croisière ?
Thierry Desseauve : « Point de vue méthode, on tient un rythme de croisière, mais beaucoup de choses ont changé, à commencer par le prix. C’est notre révolution : nous le baissons de 5 € ! Nos trois premières éditions ont donné de très bons résultats et nous étions satisfaits de leur contenu, mais le concept et la présentation donnaient l’impression à tort d’un guide institutionnel qui ferait référence pour plusieurs années, une espèce de somme annuelle à la Robert Parker, qui décrit des dégustations verticales et horizontales très larges. Or notre ambition n’était pas de publier un fond de bibliothèque, mais bien de mettre en valeur nos palmarès des meilleurs vins à acheter chaque année : nous dégustons tous les ans 50 000 vins ! En outre, ce guide est double : chaque lecteur a accès au guide papier et au site Internet bettaneetdesseauve.com et à sa base de données de 30 000 vins. Chaque guide contient un code qui permet à notre lecteur de se connecter à la partie privée du site et d’avoir accès à cette base de données pendant un an. Nous avons donc d’un côté une somme qui est un ouvrage électronique de référence pour les grands vins et ceux qu’on a dans sa cave : c’est le site Internet. De l’autre, on a le guide papier, qui est là pour mettre en avant le meilleur des vins goûtés l’an dernier et disponibles dans le commerce.
Cette nouvelle approche nous a permis de faire de la place pour beaucoup plus de domaines et de vins que dans les années précédentes : nous avons retenu des domaines qui font référence pour la régularité de la sélection de leurs vins et qui sont notés avec un ou plusieurs pictogrammes B&D. Mais nous nous sommes également autorisés à retenir des vins qui nous ont étonnés, séduits, sur un millésime précis et actuellement disponible à la vente. On obtient ainsi un véritable tableau d’honneur de la production française. Nous avons accentué à dessein la place des différents palmarès, généraux, en début d’ouvrage, et régionaux, en ouverture de chaque chapitre. Il s’agit de répondre aux attentes du consommateur qui, en telle occasion, se demande « quels sont les meilleurs vins à boire tout de suite ? », « quels sont les meilleurs vins pour faire ma cave sur dix ans ? sur 20 ans ? » ou qui cherche les meilleurs domaines travaillant en bio, régis par une femme ou par un homme d’affaires… C’est le fruit d’un travail d’enquête, réfléchi, d’une mise en perspective.
Cette nouvelle approche nous plaît car elle nous permet d’offrir une vision plus représentative et d’illustrer une conception ouverte de la dégustation. D’autres se basent sur une dégustation par un jury x ou y, dont les commentaires et notes sont agrégés. Nous avons souhaité, quant à nous, faire du guide le fruit d’un an du travail de toute une équipe et de ses rencontres avec des vins. Certains vins sont ainsi goûtés plusieurs fois par plusieurs dégustateurs, dans des contextes et des approches différentes. Cela nous permet de sortir la crème de la crème dans chaque région, dans tous les registres : des vins d’artiste hors de prix produits en quantités microscopiques aux meilleurs vins de marque. »

Dans cette perspective, y a-t-il une respiration entre les dégustations du Grand Jury pour le magazine Terre de Vins et le Guide ?
Thierry Desseauve : « Bien sûr. J’irais plus loin : la méthodologie de travail d’enquête que nous appliquons au guide est celle de tout travail d’enquête de journaliste, appliquée à la dégustation. Nous avons fait récemment une dégustation de Châteauneuf du Pape au cours de laquelle des références peu connues mais de très belle qualité sont très bien sortis : bien sûr que cela nous inspire pour la construction du guide. Les dégustations sont l’occasion de rencontres et de découvertes qui nourrissent au final notre travail, donc notre guide, mais il y a aussi des dégustations qui nous permettent de goûter des vins différemment. Une dégustation à l’instant T, c’est très bien, mais ça ne suffit pas : chaque fois qu’on regoûte, une fois, trois fois, cinq fois, un vin, on se rapproche toujours plus de sa vérité, d’une connaissance intime du produit. Ainsi, quand nous avons dégusté les vins de marque pour Terre de Vins, nous avons distingué l’Ormarine de Jeanjean car, dans cet univers de vins de marque, il sortait très bien. Dans un autre contexte, dégusté au milieu de toutes petites productions de picpoul, nous l’aurions peut-être moins remarqué, nous n’aurions pas apprécié, comme là, sa qualité au regard de ses rendements et de son prix.
Un travail de critique de vin c’est comme un travail de critique littéraire. Je veux bien que certains puissent donner, en feuilletant toute la production littéraire de l’année avec des jurys différents, leur avis sur l’ensemble de cette production. Mais il faut rentrer davantage dans le produit, selon moi : en ce qui concerne le vin, aller dans le vignoble, et c’est le travail que nous faisons toute l’année. »

Avec le code d’accès au site privé, vous fédérez une communauté sur Internet : comment évolue-t-elle ?
Thierry Desseauve : Sur la partie privée du site, nos lecteurs et abonnés ont accès à l’ensemble de la base de données de toutes les dégustation des années antérieures, que nous remettons à jour chaque fois que nous regoûtons un vin. C’est un atout formidable : vous avez une bouteille de 2001 dans votre cave, vous n’êtes pas forcément sûr de la façon dont elle va se présenter, mais vous pouvez consulter nos commentaires, nos notes et nos dates d’apogée.
En outre, nous envoyons chaque mois des dossiers à nos abonnés. Début septembre, nous envoyons celui consacré aux foires aux vins, avec un moteur de recherche pour sélectionner son magasin près de chez soi. En mai c’est le dossier du nouveau millésime à Bordeaux. Notez que dans le guide, nous évitons de noter les vins avant mise : nous donnons ces informations sur Internet ou nous pourrons les mettre à jour quand nous regoûterons ces vins en bouteille. Nous présentons aussi des dossiers régionaux ou thématiques, et notamment des thématiques amusantes, comme « Le meilleur vin pour séduire » au moment de la Saint-Valentin.
Enfin, nous avons une activité de club et de communauté qui se traduit de façon simple mais très excitante pour nous : depuis deux ans, le Grand Guide des Vins de France décerne le prix des lecteurs. Pour cela, nous réunissons nos abonnés qui dégustent environ 500 vins, ceux qui sont signalés par un smiley dans le guide et qui sont les vins qui donnent du bonheur tout de suite, à moins de 15 €. Cette année, c’est Jacky Blot qui a remporté le prix, il avait deux blancs en finale : son Vouvray et son Montlouis ! Les lecteurs ont fini par élire le Vouvray, un vin formidable ! C’est assez génial pour nous de rencontrer nos lecteurs comme ça, mais aussi de leur proposer des offres particulières. C’est aussi un challenge car ces amateurs de vin sont des gens exigeants : s’ils ne sont pas contents, ils vous le disent ! Aujourd’hui, nous comptons plus de 16 000 abonnés, nous serons vraisemblablement à 20 000 à la fin de l’année. Le défi est de convaincre des lecteurs de nous rejoindre, mais aussi, depuis l’an dernier, de renouveler les abonnements existants ! Nous nous y attelons car c’est aussi un moyen d’avoir une connaissance très individualisée de notre lectorat et c’est l’avenir la presse et des media.

On parle de démocratie participative sur Internet contre la tyrannie des expert : pensez-vous qu’il y ait concurrence entre un expert et des blogs ?
Thierry Desseauve : Ce sujet qui m’a beaucoup fait réfléchir. D’une part, on a assisté au cours des dernières années à une vraie remise en question des experts, pas uniquement dans le vin. Par leur faute à eux tout d’abord : beaucoup se sont enfermés dans une tour d’ivoire en oubliant qu’ils avaient des clients, comme tout le monde, et que leur premier client c’est leur lecteur. Dans certains secteurs, pas dans le vin, heureusement, des experts sont au cœur de véritables catastrophes, je parle des experts économiques et notamment bancaires, qui ont détruit toute confiance dans leur jugement et ont donc réduit à néant la notion d’expertise dans leur secteur.
D’autre part, depuis dix ans, on observe sur Internet le développement incroyable de la blogosphere, des réseaux sociaux, des avis de consommateurs… Ce mouvement est porteur de beaucoup de bien et de beaucoup de mal. Par exemple, dans ce guide, un de nos collaborateurs principaux, Thierry Meyer, est clairement issu de ces communautés de passionnés. Nous étions épatés par la pertinence de ses interventions sur des forums depuis 2001 : quand nous avons voulu relancer le guide, nous avons tout naturellement fait appel à lui. Internet a ainsi permis à des passionnés d’émerger, de faire valoir leur parole : combien de Bettane, dans les années 70, n’ont pas pu sortir de l’ombre faute d’habiter à Paris et de fréquenter les bons réseaux ? Mais il n’y a pas que du bon : trop de ces passionnés s’expriment avec une violence verbale effarante pour défendre des positions d’ayatollahs, avec la prétention d’imposer des avis tranchés, sur des vins qu’ils ont goûté une fois. Quand on les rencontre en personne, on peut avoir la surprise de découvrir des gens très doux dans la vraie vie qui deviennent des Torquemada* dès qu’ils allument leur ordinateur…
Enfin, il y a une chose que l’on constate dans tous les systèmes reposant sur les seuls avis du consommateur : si ces avis ne sont pas guidés, ils deviennent vite illisibles. Regardez tripadvisor, pour sortir du vin : vous cherchez un hôtel, vous lisez trente avis et aucun ne va dans le même sens, parce que tous ces consommateurs sont allés à l’hôtel avec des attentes différentes et ont perçu différemment la façon dont l’hôtel y a répondu. On retrouve cela sur des sites comme cellartracker.com d’Eric LeVine : sur un vin donné, on a pléthore d’avis et des commerciaux qui sont là en sous-marin pour vanter les mérites de leur employeur.
Je suis intimement persuadé que l’avenir c’est un tandem consommateur + expert, avec des règles et des garde fous précis. Dans un panel de consommateurs où tout le monde est à égalité, il y aura toujours une forte tête pour dominer les débats et imposer son point de vue, alors que si un expert reconnu est à la table, il pourra faire parler tout le monde et dégager un consensus, recueillir les avis des consommateurs, qui ajoutent à son expertise technique, et se nourrir de ces réflexions.
Dans un esprit de communauté, il y a beaucoup à faire sur Internet. C’est compliqué, avec beaucoup de choses à réinventer. Mais pour moi, l’époque et l’avenir vont à ce duo entre consommateur et expert.

A quand l’ouverture vers l’étranger pour le Grand Guide des Vins de France ?
Thierry Desseauve : Nous avons mis en place une adaptation du Grand Guide des Vins de France en anglais avec les édition Abrams, pour le marché américain et au-delà ; il contient moins de domaines (ceux à qui on a attribué 2 B&D et plus, ainsi que les maisons à 1 B&D qui mettent en marché de gros volumes, notamment à l’export). Ce guide n’étant pas annuel, contrairement à l’édition française nous avons voulu qu’il constitue une référence, nous y avons donc inclus des dégustations verticales. Le guide est associé à un site Internet en anglais avec un accès à notre base de données. Il sera lancé en novembre lors du Grand Tasting Hong Kong dans le cadre de l’International Wine and Spirits Fair ; le guide proprement dit paraîtra début 2011. Une version identique du livre en langue japonaise est également prévue, éditée par le groupe Wine Kingdom. Nous prenons donc une orientation internationale sur la connaissance des vins français. Mais quand on parle à des Américains, à des Chinois ils nous demandent aussi un avis sur les vins italiens, les vins espagnols… Si notre rêve absolu reste celui d’un grand guide des vins du monde, le réaliser demande du temps, de l’argent et pour quel marché ? Certainement pas le marché français, où il y a encore trop peu de place pour les vins du monde (et pourtant, notre ouvrage consacré aux 365 plus grands vins du monde a été un réel succès !). Il nous faut donc d’abord être bien installés dans les marchés où se trouve cette demande, s’y installer comme référence sur ce qu’on connaît par cœur : les vins de France.

*Confesseur d’Isabelle de Castille et de Ferdinand II d’Aragon, Tomás de Torquemada (1420 – 1498) fut le premier Grand Inquisiteur de l’Inquisition espagnole.