Accueil Sur le divin… avec Carol Duval-Leroy

Sur le divin… avec Carol Duval-Leroy

(photos : Jean-Charles Gutner)

Auteur

Rodolphe
Wartel

Date

26.12.2020

Partager

Présidente de la célèbre maison de Champagne installée à Vertus, au cœur de la « Côte des blancs », depuis six générations, Carol Duval-Leroy a accepté de s’asseoir sur le divin pour répondre, en toute simplicité et en toute franchise, aux questions de Terre de vins. Un entretien émouvant à retrouver dans notre hors-série Champagne, toujours disponible en kiosque.

Née à Bruxelles en 1955, Carol Nilens, de son nom de jeune fille, a épousé Jean-Charles Duval puis sa maison dont il était propriétaire, Champagne Duval-Leroy, 50 millions de chiffre d’affaires, 2 millions de bouteilles vendues chaque année et une centaine de collaborateurs à ses côtés. Cela fait en effet trente ans exactement que Carol Duval-Leroy se bagarre pour défendre son entreprise, avec ses trois fils, Julien, directeur général adjoint, 38 ans, Charles, responsable marketing et commercial, 36 ans, et Louis, chargé des relations publiques, 34 ans. La reprise de cette entreprise fut un combat né d’un drame, le décès de son mari emporté par un cancer. Carol, qui avait travaillé dans l’immobilier en Belgique et en Espagne, se lancera à corps perdu dans cette succession par amour. L’amourette adolescente, née d’un voyage avec le Rotary, a finalement construit trente ans d’histoire de cette maison née en 1859. Regards sur ces trente années, stratégies, confidences… Toujours présidente mais soucieuse d’accélérer la transition, Carol Duval-Leroy se livre.

Dans une saga que nous avions consacrée à ta famille, ton fils aîné, Julien, disait que tu étais « une lionne ». Tu te retrouves dans cet animal ?
Complètement. Pourquoi lionne ? Parce que je suis née le 27 juillet. Comme la lionne, je garde mes enfants et je suis trop protectrice. Je fais la même chose avec mes quatre petits-enfants. Et je rugis pas mal… (sourires)

Lionne également en tant que présidente de Duval-Leroy ?
Bien sûr ! Je protège ma maison. J’ai promis à mon mari, à son décès, de transmettre cette maison à mes enfants. Je vais jusqu’au bout de ce que j’ai promis. Si je n’avais pas foncé en 1991, on n’en serait pas là où l’on en est. Ce n’est pas évident. On ne se rendait pas compte du travail que j’allais devoir faire. Aujourd’hui, les enfants sont tous plus que capables et ce sont eux qui dirigent la maison. Julien, je lui demande des choses simples : « Tu en es où et tu fais quoi ? »

Quand on se souvient de l’année 1991, qui marque le décès de ton mari, ces trente années ont-elles été trente années de combat ?
Oui, parce que la Champagne, c’est toute une assemblée de mecs. Il n’y a pas de femmes en Champagne. Il faut déjà prouver qu’on est capable de faire. Il a fallu aussi que j’apprenne mon métier car je ne le connaissais pas. On était la première maison IS0 9002 : ça, cela m’a appris égoïstement mon métier. J’ai eu les foudres de la profession à l’époque. On m’a dit « Ce n’est pas parce que tu vas être certifiée que le vin sera meilleur dans une bouteille. » Je me suis dit : « Oh ! là là, ça commence bien. » Au début, j’ai demandé aux uns et aux autres, Ayala, Perrier-Jouët, à l’Union des maisons de champagne où j’étais la seule femme. Ils ont été sympas et m’ont bien accueillie. Après, on m’a dit : « Bon, cette fois, on t’a donné assez d’infos… »

Quel a été le moment le plus dur ?
Parmi les patrons de maisons, il y avait de grands patrons à qui les maisons appartenaient encore. À l’époque, je me suis mise à la chasse afin d’être avec mon mari, sans quoi je ne l’aurais pas vu les week-ends. Là où il avait une action de chasse, j’ai continué à chasser le petit gibier. J’étais invitée par les courtiers. Bernard de Nonancourt [maison Laurent-Perrier, NDLR], un peu comme un papa, me demandait souvent : « Est-ce que ça va » ? Et il me conseillait : « Quand tu tournes dans le vignoble, note tout ce que te disent les vignerons. Tu as l’avantage d’être une femme. Va vers les femmes. » C’était des tas de petits conseils qui ont été très précieux. Aujourd’hui, j’ai 65 ans. Avec le recul, cela ne se passerait plus de la même manière. Les patrons de maisons sont de grands diplômés, des directeurs de groupe. Il n’y a plus le même feeling.

En 1989, quand ton mari, condamné par un cancer de la langue, convoque tout le monde et te désigne comme successeur en demandant à ce que tu sois entourée, comment as-tu ressenti le poids des responsabilités ?
C’est l’amour qui a transcendé tout ça. C’était une preuve d’amour de me donner les clefs de la maison. À ce moment, vous ne pouvez pas lui dire : « Démerde-toi autrement. » Personne n’aurait refusé. On a passé des nuits entières à parler du personnel. Il m’a transmis beaucoup d’informations pour m’expliquer ce qu’il faisait, les tournées dans le vignoble. J’en avais besoin : à l’époque, je m’occupais des enfants et j’étais présidente de la piscine de Vertus… Les collaborateurs sont restés. Toute l’équipe est restée. Heureusement. Il m’a fallu cinq ou six ans avant de prendre possession de la maison. C’est en 1995 que j’ai dit : « C’est bon, maintenant, je sais. » Faire du vin, ce n’est pas compliqué. C’est le vendre qui est compliqué.

Qu’as-tu pleinement réussi ?
Mes enfants. Je suis très contente de l’entente qu’il y a entre les quatre enfants [ses trois enfants et Édouard, fils de Jean-Charles Duval, né d’une première union, NDLR]. J’en suis très fière. Chez Duval-Leroy, je ne suis fière de rien. J’ai fait mon boulot. J’ai fait ce que j’avais promis de faire. J’ai réussi l’export et développé la relation à la gastronomie. J’ai un grand respect pour ce que font les chefs. J’ai également été présidente de l’AVC, Association viticole champenoise. Il n’y avait jamais eu de femme et il n’y en a toujours pas depuis. Là, j’ai appris beaucoup de choses dans le vignoble. J’ai réussi cette intégration au sein de l’AVC et au sein de la Champagne. J’ai travaillé pas mal pour la profession.

Des échecs ?
On aurait dû commencer plus tôt à incarner la marque Duval-Leroy car nous avons produit pendant de longues années des marques de distributeurs. Depuis 1859, on existe et personne ne nous connaît. On fait de bonnes choses, on gagne des prix partout, mais la notoriété est insuffisante.

Alors que tu diriges la maison Duval-Leroy avec tes trois fils, la transmission est-elle réglée ?
L’entreprise est à eux, elle a toujours été à eux à 100 %. Ce sont eux qui ont hérité de mon mari. S’ils avaient voulu me mettre dehors, ils auraient pu me mettre dehors. Moi, je suis dirigeante, ambassadrice. J’aime le luxe. J’aime les hôtels, les belles tables, les bons vins, j’adore les bordeaux. Et rien ne me fait plus plaisir que d’aller dans le vignoble.

Des rumeurs ont souvent laissé entendre que Duval-Leroy était à vendre. As-tu sécurisé l’après ? La maison restera-t-elle durablement aux mains de la nouvelle génération ?
La nouvelle génération y est depuis 1991. J’insiste : ce sont eux qui ont hérité. Après, je ne sais pas, j’espère. Ils sont unis et ce qui fait l’union, c’est la disparition du papa. Il a toujours été là auprès de nous. Personne ne veut le décevoir par rapport à ce qu’il a été. Cela les a soudés. Ils savaient aussi qu’à la minute où ils allaient revenir à la maison, cela serait leur dernier métier.

Le cap dans les cinq ans ?
Déjà, ne pas attraper cette saloperie de virus… Ensuite, je vais me retirer gentiment et de plus en plus. Je demande ce qui se passe mais je reçois aussi des ordres. Charles me dit : « Il faut que tu ailles là, appelle ton pote Untel… » C’est sympa. Le travail en famille, c’est plus direct. Ils peuvent dire plus de choses et ce qui va ou pas. Et on sait qu’on tire tous pour la maison.

La « prémiumisation » semble faire également partie de tes priorités ?
La feuille de route est celle-là : continuer à faire de Duval-Leroy une très belle marque, un vin de qualité reconnu. C’est dans cet esprit qu’on s’est rapprochés des restaurateurs et de la sommellerie. Maintenant, il faut passer à l’étape finale et être reconnu par le client final. On a des petits bijoux en cave. On a des vieux millésimes. On veut aussi montrer qu’on est une maison solide. Ce n’est pas du vent.

Parmi les cuvées Duval-Leroy figure une cuvée MOF, Meilleur Ouvrier de France. La gastronomie compte beaucoup dans vos cibles… C’est aussi une passion ?
J’adore la cuisine. Avant que mon mari ne tombe malade, je voulais ouvrir un restaurant à Vertus. Je voulais du frais, des côtes de bœuf, une vraie béarnaise… Le truc sympa et chic. J’adore les poissons un peu travaillés. J’adore les sauces, les tartares de poissons avec la petite herbe et le petit plus qui fait que ce plat est sublimé. Et c’est mieux si c’est accompagné de fines bulles. Je suis allée dernièrement chez Gilles Goujon à Fontjoncouse [chef 3*** Michelin en Languedoc, NDLR]. Il fait un œuf féerique. Cela vous emporte ! C’est un « œuf pourri », c’est une merveille. En partant en vacances, je m’arrête toujours chez un ou deux étoilés… C’est un plaisir.

Un mot sur le rôle des femmes dans le monde de l’entreprise aujourd’hui. Difficile de se confronter aux hommes ?
La première chasse où je me suis rendue, c’était avec Christian de Billy [propriétaire de la maison Pol Roger, NDLR]. Il fallait que je relève mes cheveux car on ne voulait pas de femmes à la chasse. C’était dans les années 80. Aujourd’hui, il y a toujours très peu de femmes à la tête des maisons de champagne, une femme qui gère tous les problèmes, le personnel, les banquiers… Je le constate et je le regrette. La première cheffe de cave en France a intégré Duval-Leroy, Sandrine Logette, depuis 1991, d’abord en tant qu’œnologue et responsable qualité puis en tant que cheffe de cave en 2005. Elle est toujours là. Être une femme, c’est toujours un combat. Il faut manager la journée et s’occuper des enfants le soir. Mais nous, les femmes, on ne fait pas la guerre. Les hommes, eux, ce sont des petits coqs, ils font cocorico entre eux.

Que t’évoque ce contexte avec ce virus qui nous menace et ralentit l’envie de champagne ?
On a peur du virus. On a peur de nos emplois de demain. Et il ne faut surtout pas regarder la télé ! Quand vous entendez tout ça le matin, vous ne pouvez pas aller travailler sereinement. Pour le champagne, cela repart en Chine, au Japon et en Corée. Mais, dans d’autres pays et en Europe, c’est catastrophique. Tout ça au moment de la fin d’année. Nous avons zéro visibilité.

Que penses-tu des mesures de confinement ?
Il faut laisser notre économie travailler. Il n’y a plus de Lido, plus de Moulin-Rouge… parce qu’il n’y a pas de touristes. Tout est fermé ! Nous allons assister à un monceau de faillites en 2021. C’est épouvantable. C’est facile pour un fonctionnaire que de diriger une entreprise… Et le prêt garanti par l’État, par exemple, vous ne savez pas à quel taux vous allez le rembourser. Vous trouvez ça normal ? Moi pas. Mon mari est mort du cancer. 355 000 personnes décèdent du cancer chaque année et on ne fait pas tout ce tapage. Il faut arrêter.

Côté politique, un engagement ? Tu n’es pas vraiment une femme de gauche…
Je suis belge et je ne vote pas en France. Je suis de droite. J’ai cru en Sarko. Il avait tout dans les mains pour faire, mais ça ne l’a pas fait. Néanmoins, en 2008, il valait mieux que cela soit lui qu’un autre. Globalement, les présidents n’ont pas assez de temps. Cinq années, cela passe trop vite. Au bout de deux ans, ils pensent déjà à leur réélection. À titre personnel, j’aurais voté Fillon. Il a commis des erreurs, mais le faire plonger comme ils l’ont fait plonger, c’est triste. Quant à Macron, entre les Gilets jaunes, la CGT, le Covid, il n’a pas de bol. Il est là et il faut l’aider. Je suis très agacée de voir tous ces gens sans cesse critiquer…

Un coup de gueule ?
Ce qui se passe en ce moment me fait réellement bondir. On ne peut pas mettre tout le monde en faillite parce que 30 000 personnes en France vont mourir. Soyons raisonnables. Aujourd’hui, notre production ne tourne pas. Toute la semaine, entre 20 et 30 collaborateurs sont au chômage partiel. Quant aux commerciaux, ce sont autant de bouteilles qu’ils ne rattraperont pas. Ici, en Champagne, tout le monde vit du champagne. Il ne faut pas l’oublier.

Un geste pour les autres ?
On transmet beaucoup. On accueille beaucoup de gens, pour leur transmettre notre savoir. On soutient également notre commune et c’est logique, cela l’a toujours été. Le côté ostentatoire me déplaît. J’aime le luxe mais pas le « bling-bing ». Il faut rester humble dans tout ce que l’on fait.

Veuve Clicquot, Lily Bollinger, etc. Dans cette Champagne qui a honoré ses veuves célèbres, cette maison sera-t-elle rebaptisée un jour « Veuve Duval-Leroy » ?
C’est tristoune… Aux États-Unis, on m’a appelée « modern veuve ». Je n’ai pas trouvé ça sympa. En revanche, quand je fermerai les yeux, si Duval-Leroy pouvait être aussi connu que Veuve-Clicquot ou Bollinger, là, je veux bien…

Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
Ce qui vous fait plaisir. Je mettrais la cuvée Femme. C’est ma cuvée. Le millésime n’a pas d’importance, mais le clin d’œil à Femme, lui, oui !