Accueil [Table ronde 1/3] Le style des vins de Bordeaux

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

30.05.2022

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Cinq personnalités incarnant la "nouvelle génération" du monde du vin bordelais ont été réunies en couverture du n°77 dédié aux Primeurs du millésime 2021. À cette occasion, "Terre de Vins" organisé une table ronde pour leur demander d'échanger leurs visions sur la "désirabilité" de Bordeaux, en trois thématiques.

Anne Le Naour, directrice exécutive de CA Grands Crus (Château Grand Puy Ducasse, Château Meyney...), Laure Canu, directrice générale des châteaux Cantemerle et Grand-Corbin, Aymeric de Gironde, directeur général du château Troplong-Mondot, David Suire, directeur du château Laroque, et Pierre-Olivier Clouet, directeur technique du château Cheval Blanc, sont en couverture du n°77 de "Terre de Vins" sorti en kiosques il y a quelques jours. Un numéro largement dédié aux Primeurs 2021, un millésime "cousu main" où le savoir-faire de cette nouvelle génération de professionnels s'est avéré décisif. À l'occasion de la réalisation de cette couverture, nous avons demandé à ces cinq personnalités de se prêter au jeu d'une table ronde autour de la "désirabilité" des vins de Bordeaux. "Trop cher", "trop classique", "trop ringard", "trop boisé", "trop parkerisé"… Pendant plusieurs années, Bordeaux a beaucoup perdu de sa superbe auprès des amateurs internationaux, et son image a été écornée dans le monde entier. Le Bordeaux Bashing a prospéré, pourtant aujourd’hui Bordeaux se réveille et se réinvente. Bordeaux est-il de nouveau désirable ?

Première partie : le style des vins de Bordeaux

Laure Canu : il y a eu une mutation profonde en quelques années. Bordeaux est passé par une période de vins fortement boisés, très concentrés, mais tout cela a beaucoup évolué. On revient tous à des extractions plus légères et plus douces, des vins davantage sur le fruit, plus respectueux de leur terroir. Cette évolution accompagne aussi les modes de consommation qui ont beaucoup changé, et ont contribué à accélérer les prises de conscience.

Aymeric de Gironde : on revient à des interprétations différentes de nos sols, de nos terroirs. Trolong-Mondot incarne bien cette évolution, avec un changement de style depuis 2017 qui a beaucoup surpris. Avec quatre millésimes de recul depuis que l’on a enclenché cette évolution, on peut voir nettement cette rupture lors des dégustations verticales nous permettent de constater les différences d’interprétation. Mais au final sur la durée c’est la cohérence du terroir qui ressort. Quand tu as un grand terroir, de toute façon c’est lui qui gagne. On avait peut-être, autrefois, tendance à vouloir en mettre plein la vue rapidement, la main de l’homme prenait trop le dessus. Depuis quelques années, on a choisi une approche différente, on veut donner au consommateur l’expression d’un lieu, une expression qu’il ne trouvera pas ailleurs. Nous avons dû faire un long travail d'explication, on a beaucoup glosé sur ce "changement de style" de Troplong, mais maintenant c’est acté.

Pierre-Olivier Clouet : le fameux "style Parker", c’était le style dont tout le monde parlait, mais tout le monde ne s’y est pas engouffré. On a gardé des Las Cases, des Canon, des Barton, des Pichon, des Cheval, qui n’étaient pas les plus trendy à l’époque Parker mais qui continuaient à suivre leur voie, et aujourd’hui on les "redécouvre". A contrario on voit aujourd’hui qu’avec le retour en grâce de la fraicheur, de la tension, de la vendange précoce : on peut avoir le risque de tomber dans l’excès inverse, qui peut être tout aussi délétère. De façon générale, on voit les propriétés se recentrer sur leur identité propre. Le Bordeaux Bashing a permis une prise de conscience : qu’on n’était plus trop sexy à l’étranger, qu’on manquait d’ouverture sur les vins d’ailleurs, qu’on était trop autocentré, qu’on avait négligé certains marchés historiques… Cela a amorcé une évolution de dix ans. On commence à sortir du purgatoire et aujourd’hui à Bordeaux, on n’a jamais autant goûté des vins aussi identitaires, avec un niveau technique très élevé. On sort du monde de la recette, on se réapproprie notre terroir, on n’est plus sans arrêt à regarder le voisin pour savoir quand il vendange, et d’ailleurs aujourd’hui on a du mal à résumer un millésime à un seul mot clé tant on a de facettes et d’identités différentes.

Anne Le Naour : on se remet tous au service du terroir. Ce qui m’intéresse avant tout, quand je déguste, c’est de savoir d’où vient le vin. On est moins interventionniste qu’à une époque, on laisse le terroir s'exprimer... attention toutefois au propre de l’homme qui est de passer d’un excès à l’autre. Certes, Bordeaux est allé trop loin à une époque dans l’extraction et le bois, mais n’oublions pas que ce phénomène de « Parkerisation » n’a pas eu que du mauvais.  Parker a permis de mettre en place un système de notation compréhensible par tous, il a inspiré tout le monde à se débarrasser de vieilles barriques qui donnaient des vins par très nets et des finales poussiéreuses, il a incité à davantage de précision et de pureté. C’est juste qu’aujourd’hui le radiant s’est déplacé. On était tombé dans une surenchère, on avait de bons vins mais trop maquillés ; maintenant on leur retire les couches superflues. Denis Dubourdieu disait que le bois doit habiller un vin comme un beau costume doit habiller un homme, ce qui veut dire que l’on doit continuer de voir l’homme derrière le costume.

David Suire : je pense que les uns comme les autres, on a tous beaucoup progressé dans l’attention portée à l’identité de chaque parcelle, microparcelle, pied de vigne… Mais aussi à une notion d’équilibre. Bordeaux, c’est avant tout cette notion d’équilibre et notre quête au quotidien doit être celle-ci, à la vigne comme dans nos vins. Cela remet en lumière les identités fortes de chaque terroir, une mosaïque de sols et de cépages que l’on revisite face aux enjeux de demain : de quel merlot parle-t-on ? De quels cabernets parle-t-on ? On reprend aussi tout un travail sur le matériel végétal, qui nous permet de renouer avec la personnalité des grands bordeaux. Nous héritons d’un long savoir-faire que nous essayons de perpétuer.

Le n°77 de Terre de Vins "spécial Primeurs" est depuis le 18 mai 2022 dans les kiosques.