Dimanche 8 Décembre 2024
©TOSHIFUMI KITAMURA
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21.11.2024
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France, années 70. La période d’insouciance des Trente glorieuses pousse les consommateurs vers des vins plus festifs, moins « prise de tête », fruités : ce sera le rosé bien-sûr, mais aussi le Beaujolais nouveau, un véritable phénomène de société, qui deviendra le deuxième vin régional le plus connu au monde après le champagne.
La ruée sur les vins nouveaux ne date pas d’hier. Jusqu’à l’invention de la bouteille, le meilleur vin était souvent le plus jeune. Compte tenu des difficultés de conservation, les commerçants attendaient avec impatience les vins issus de la dernière vendange pour reconstituer leurs stocks. D’où le fameux droit de Banvin, ce privilège que s’octroyaient les seigneurs de vendre les premiers, au plus fort de la pénurie, pour bénéficier des meilleurs prix. Au XIXe siècle encore, où la démocratisation de la consommation créait beaucoup de tension sur le marché, les négociants étaient nombreux à venir acheter leurs vins de bistrot « sous le pressoir ».
Or c’est bien ce segment qu’occupait alors le Beaujolais, grâce à la proximité du marché lyonnais. Ses gamays, exclus de la Bourgogne, y faisaient le bonheur des canuts. Il faut dire que sur ses terroirs, le cépage fait merveille, en particulier sur les sols granitiques, dont la pauvreté modère le caractère prolifique de ce cépage.
Alors que les années 1930 avaient été une période de surproduction, la Seconde Guerre provoque une nouvelle pénurie de vins et incite les autorités à procéder à un échelonnement des dates de commercialisation. Les syndicats viticoles obtiennent la levée de ce système en 1951, un arrêté autorisant désormais l’accès au marché dès le 15 décembre.
Mais les vignerons du Beaujolais veulent se distinguer en sortant plus tôt, la date est donc ramenée au 15 novembre, puis, par commodité, au troisième jeudi du même mois. Georges Dubœuf, qui fonde sa maison de négoce en 1964, croit en la bonne étoile de ce vin vendu en primeurs. Il décide pour la première fois de le tirer en bouteille pour le proposer directement au grand public. En 1975, une opération marketing va déclencher un engouement incroyable. Il est vrai que l’on n’a pas lésiné : le baptême du nouveau millésime a lieu au Palais Bourbon et devant les caméras, en présence du président de l’Assemblée nationale Edgar Faure, de Georges Brassens et de Mireille Mathieu !
La sortie du roman de René Fallet « Le Beaujolais nouveau est arrivé », bientôt interprété au cinéma par des acteurs vedettes (Jean Carmet, Michel Galabru…), fera le reste. Le scénario de ce nanard désormais culte ? Au café du pauvre, on attend la livraison du Beaujolais nouveau, mais un accident a répandu le vin sur le périphérique. On missionne Camadule, un habitué, amant d’une comtesse propriétaire de vignes dans le Beaujolais... Le voici parti sur les routes de France avec « Le Capitaine » et Kamel. Et même si au fil de la quête de ces joyeux tocards, on apprendra qu’il n’y a ni comtesse, ni domaine, le vin finira par être au rendez-vous !
La mode dépasse maintenant les frontières. On fête le Beaujolais nouveau aux États-Unis, en Allemagne, et surtout au Japon, son premier marché d’export, où grâce au décalage horaire, les réjouissances peuvent débuter 24 heures à l’avance. Les volumes explosent et atteignent 60 millions de cols en 1984. Chaque année, l’événement donne lieu à toutes sortes d’excentricités : en Chine, on fait rouler les tonneaux sur la grande muraille, en Russie, des ours les poussent sur la place rouge et à Tokyo, un spa propose à ses clients un bain de Beaujolais !
Il faut dire que ce vin débarque à point nommé au milieu de l’automne quand, pour oublier la grisaille, les citoyens ont une envie irrésistible de faire la fête. Et si le Beaujolais nouveau est festif, c’est justement parce qu’il est simple, sans prétention, spontané ! Voici comment Le « Grand Livre du Beaujolais » (G. Jacquemont, P. Mereaud) décrit sa consommation : « Le beaujolais supporte et exige la rasade. Il doit être servi frais dans des verres pleins – des « rouges bords » comme disait Boileau-Despréaux – dont il faut faire d’un coup des culs blancs. »
D’une certaine manière, le Beaujolais nouveau a inventé ce fameux vin « glouglou » très en vogue aujourd’hui, dans lequel on recherche l’éclat du fruit davantage que la structure et la complexité. Ce caractère fruité n’est pas seulement favorisé par la jeunesse, mais aussi par la macération carbonique. Avant le pressurage, on laisse ainsi le jus fermenter plusieurs jours à l’intérieur de la pellicule intacte de la baie dans des cuves saturées de CO2. Bien-sûr, cette explosion de la demande a conduit à certains excès. En 2016, un vigneron confiait dans un documentaire qu’à la grande époque, il lui était arrivé de vendre des citernes pour l’Allemagne sans que les acheteurs ne les aient dégustées au préalable. Pour hâter la fermentation, on a pu recourir aussi à certaines levures peu qualitatives exacerbant le goût de banane…
Cela a provoqué dans les années 2000 un commencement de disgrâce. Dans le même temps, certains vignerons du Beaujolais qui refusaient d’être réduits à cette mode ont souhaité réaffirmer leur capacité à élaborer de grands vins de garde. Tous, heureusement, n’ont pas voulu abandonner ce produit original, préférant simplement retrouver sa subtilité initiale. Gilbert Garrier rappelle ainsi que l’authentique Beaujolais nouveau n’a rien d’uniforme et que chaque terroir a ses nuances. « Le brouilly fleure la framboise et le côte de brouilly la myrtille ; le morgon la cerise noire ou la prune… » Des saveurs qui depuis Paul Bocuse stimulent tout autant la créativité des grands chefs que celles des vieux millésimes.
Cet article est à retrouver dans le numéro 101 de Terre de vins, actuellement en kiosques.
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