Accueil Paroles de Chefs | Alain Dutournier : « Dès tout petit, je n’ai jamais été condamné à l’eau »

Paroles de Chefs | Alain Dutournier : « Dès tout petit, je n’ai jamais été condamné à l’eau »

Auteur

Laura
Bernaulte

Date

09.04.2017

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C’était l’un des événements de la semaine des Primeurs qui vient de s’achever à Bordeaux. De lundi à jeudi, le château La Dominique (Cru Classé de Saint-Emilion), Les Clés de Châteaux (l’ensemble des vins vinifiés par l’équipe de Dany et Michel Rolland) et le restaurant La Terrasse Rouge ont invité quatre chefs de prestige à présenter un « plat signature » aux nombreux visiteurs de passage dans le vignoble bordelais. Aujourd’hui : entretien avec Alain Dutournier, qui était présent jeudi avec sa recette de « rouget barbet, moelle de bœuf en millefeuille de chou tendre ».

Il avait la lourde charge de clôturer une semaine de papilles dans les étoiles. Ce n’est pas ça qui va effrayer le grand chef Alain Dutournier. Après avoir ouvert à Paris son premier restaurant « Le Trou Gascon » à tout juste 24 ans en 1973, il est aussi aujourd’hui à la tête de l’étoilé « Le Carré des Feuillants** », ainsi que du restaurant « Mangetout ». Passionné et fin connaisseur de vins, amoureux des crus avec la personnalité de leur terroir et de leur auteur, il est également à la tête des Caves Marly, dans les Yvelines.

Pourquoi avoir accepté cette invitation à investir les cuisines de La Dominique le temps d’un plat, en pleine effervescence des Primeurs ?
J’ai la chance d’être ami de longue date avec Dany et Michel Rolland. Dans les années 1970, Michel n’était pas encore consultant sur la planète, beaucoup de gens dans les vignobles démarraient une histoire, Bordeaux sortait d’un marasme avec des vins à des prix très bas, plein de gens voulaient faire le renouveau, par exemple Jean-Michel Cazes à Pauillac. On était toute une bande du sud-ouest, avec Jean-Pierre Xiradakis, Jean-Marie Amat, soucieux de défendre les produits de la région. Et pareil sur le vin. Michel, ça a été un sésame pour nous, il nous a ouvert beaucoup de portes pour entrer dans des châteaux où des petits cuisiniers ou restaurateurs comme nous n’auraient jamais été reçus. On a appris et goûté beaucoup de choses grâce à lui. Alors quand Michel et Dany m’ont dit qu’ils faisaient quelque chose ici – et je sais que ce qu’ils font, c’est très pointu -, j’ai dit : « je serai là! »

Que pensez-vous de l’écrin qui accueille ces « Primeurs étoilés », le château La Dominique ?
Je suis déjà venu ici l’an dernier au printemps. Je connaissais La Dominique car j’en ai eu et j’en ai sur mes cartes. Quand je suis arrivé, je savais que Jean Nouvel avait œuvré sur la propriété. Le lieu m’a énormément plu. Quand on monte sur la terrasse, on voit Pomerol et Saint-Emilion à la ronde, c’est un endroit magique ! Avoir gardé la façade historique, avec à côté cette cuverie habillée de dalles rouges rappelant le jus de raisin, avec le soleil qui travaille dessus, ça m’amuse. Et ces billes en verre sur la terrasse, on dirait la grume du raisin qui arrive dans un endroit où on a envie de presser le raisin. C’est très malin. Le lieu et le vin m’ont d’ailleurs inspiré dans la création du plat. Il n’y a qu’à voir la couleur rouge de la sauce!

Justement, pour votre plat, vous avez choisi de jouer la carte de l’accord poisson-vin rouge, du château La Dominique (2012 en magnum et 2008 en bouteille). C’était audacieux. Comment vous est venue cette idée ?
Je n’ai pas demandé, mais je me suis dit que les trois chefs qui venaient avant moi auraient tous fait de la volaille ou de la viande. Avec du vin rouge, c’est normal. J’avais envie de tenter de faire quelque chose avec du poisson frais. Je suis plutôt adepte d’accorder une sole meunière avec un Mâcon ou un vin blanc, pas avec du rouge. Il y a très peu de poissons avec lesquels on peut boire du rouge, à part l’anguille, la lamproie, le thon, et le rouget, qui méritent un vin rouge atlantique avec une belle acidité. Je ne vois pas un vin du Rhône ou de Bourgogne. Je trouvais ce plat amusant, la moelle de bœuf étant le liant entre le poisson et le chou. En sauce, le vin a été réduit très lentement pour conserver le goût. Après, j’ai accommodé d’oignons de printemps, avec un peu de gingembre pour la fraîcheur, et avec de l’ail frit pour créer des petites chips d’ail. Gustativement, avec ce plat, je me régale avec un peu de merlot et de cabernet!


Vous êtes de passage dans le vignoble bordelais. C’est l’occasion de vous demander : quelle image avez-vous des vins de Bordeaux ?

J’ai la chance et je me la suis donnée, de goûter et de boire beaucoup de vieux vins de Bordeaux dans ma vie. A côté de ça, je trouve que depuis quatre ou cinq ans, il y a un renouveau à Bordeaux. Il y avait eu une tendance à l’uniformisation. Certaines régions ou terroirs bordelais étaient à l’abandon et quand ils ont été repris, tout le monde faisait la même chose, le même style. Là, on revient à plus de sagesse, on redonne la personnalisation au terroir, je trouve ça important. Quand je pense à la médiocrité passée de l’appellation Margaux… Aujourd’hui, il y a notamment des crus bourgeois qui sont superbement bien faits et personnalisés. Les vins ont retrouvé une identité. A Pomerol et Saint-Emilion, fort heureusement, beaucoup ont levé le pied sur la confiture. Je vous donne l’exemple de deux vins qui me font rêver actuellement à Saint-Emilion : Tertre-Roteboeuf et Larcis-Ducasse.

Vous rappelez-vous de votre tout premier souvenir de dégustation ?
On ne m’a jamais posé cette question ! Vous savez, je suis né dans une auberge où on servait le vin de notre vigne. Dès tout petit, je n’ai jamais été condamné à l’eau ! On a toujours senti et goûté le vin. Bien sûr, on n’en buvait pas des quantités. Je pense que ma première « pompette », c’était avec deux copains de mon village avec qui je suis toujours très ami. On avait environ cinq ans. On nous avait missionnés pour mettre les bouteilles de vin au frais pendant les vendanges. On rajoutait de l’eau dans les bouteilles, car on avait fait plus que goûter ! On était rôtis tous les trois, on zigzagait un peu!

Quelle est votre relation au vin et à la dégustation aujourd’hui ?
C’est un esclavage quasiment ! Presque une torture. J’aime goûter le vin pour goûter du vin. Il y a beaucoup de super dégustations organisées à Paris. Je suis parfois invité, mais je n’y vais plus. J’ai besoin de prendre mon petit carnet, de me mettre mes repères, des notes. J’ai des carnets entiers de dégustation. Mais à Paris, je ne peux pas goûter tranquillement, je suis perpétuellement interrompu et sollicité par les gens. Or, je ne veux pas parler quand je goûte. Du coup, ça me frustre de ne plus y aller car c’est une chance d’avoir dans un même endroit par exemple 50 vins à goûter ! Pour mes établissements, je gère au quotidien La Cave Marly avec 1500 références, le Carré des Feuillants** avec 3500 références à la vente, le Trou Gascon avec un millier de références et notre restaurant plus modeste avec 200 références. Je suis tout le temps en train d’acheter du vin avec mon assistante, de voir ce que je peux amener ou supprimer. Tous les jours de ma vie, le vin est là, je goûte des vins (et je recrache), et je bois de l’eau. Par contre, si après mon boulot, je sors avec des amis, je ne bois pas d’eau. Et je ne crache pas !

Si vous deviez choisir un vin iconique qui vous a fait vibrer plus que tout autre, ce serait…
On peut idéaliser un vieux millésime. Je peux vous dire Margaux 1900, ou Romanée-Conti 1934 qui est sublime. Je peux vous donner X vins comme ça. C’est marrant, en 2000, Europe 1 m’avait demandé quelles étaient les douze bouteilles que j’aimerais avoir du siècle passé. Bernard Pivot, que je connais bien, avait été lui aussi interviewé de son côté. On a donné douze bouteilles identiques en France, sans se concerter. Il faut dire qu’il y a des vins références, par exemple La Chapelle de Jaboulet en 1961 c’était très grand, Cheval Blanc 1947 c’est un monstre, Mouton 1945 c’est superbe, un Latour 61… Mais si je devais choisir un seul, un qui enterre tout, je prends Yquem 1937 avec sa magnifique couleur café.

Vous évoquez tous ces beaux flacons qui font rêver. Et dans la cave personnelle d’Alain Dutournier, qu’est-ce qu’on trouve ?
C’est très éclectique. On peut trouver des vieux gewurztraminers, des Klein Constantia d’Afrique du sud mais avant 1987 quand ils n’étaient pas aussi modernes que maintenant, des vins du Murfatlar de Roumanie botrytisés volés à Ceaușescu… J’ai toujours une série de bordeaux 1928, 1945, 1959, et 1961, et aussi des vins plus récents. J’aime également les grands crus de Chablis, les chenins de Loire. J’adore les vins blancs de Provence, il y en a peu mais ceux qui sont bien faits sont énormes, les Cassis, à Palette le château Simone, en faire vieillir est un de mes grands plaisirs. J’aimais les vieux Laville Haut-Brion, et les vieux Malartic-Lagravière en Graves blancs. J’ai aussi beaucoup de rouges de la Côte de Nuits, ce sont des vignerons qui me touchent.

Vous nourrissez à l’évidence une passion pour les vins de Bordeaux. Ressentez-vous encore le Bordeaux bashing dans vos restaurants ?
Ce n’est pas du Bordeaux bashing, c’est presque de l’oubli. Pour moi, c’est le plus grand des mépris.
J’ai une carte très éclectique, j’ai une grande quantité de Rhône sud et nord, Côtes de Nuits, Côtes de Beaune. Sur les 3500 références, je dois avoir 700 ou 800 bordeaux rouges au moins. Ces bordeaux, moi je les connais, je les ai choisis. Mais j’ai une clientèle relativement jeune, et la tendance pour les 35-45 ans, c’est la Bourgogne et le Rhône. Ça va sûrement changer car les bourgognes augmentent tous de 30 à 40%. Bordeaux est le parent pauvre actuellement. C’est dommage, car à Bordeaux, il y a plein de vins très bons et très accessibles. Le choc ça a été les 60 idiots qui ont eu la bêtise de blinder les prix outre-mesure.

Selon vous, un vinificateur pense-t-il la confection de ses vins comme un restaurateur celle de ses plats ?
D’abord, je pense que le vin est une source d’inspiration pour la cuisine. Moi, c’est parfois en buvant un vin que j’ai envie de faire un plat. Ensuite, je reste convaincu que le vin doit être personnalisé. Il doit avoir le goût d’où il vient et la gueule du mec qui l’a fait. C’est fondamental. Derrière un nom de vin, on voit de suite si c’est impersonnel, même si c’est très bien fait. Si on voit qu’il n’y a pas d’histoire derrière, ça sonne creux. La cuisine c’est pareil. Vous allez dans un très bon restaurant, vous dites « on a bien mangé ». On vous demande : « qu’est-ce que tu as mangé? » Et vous répondez : « je ne me souviens plus, mais c’était sympa, c’était joli, c’était bon, c’était bien, on a passé une bonne soirée, j’étais avec des amis. » Or, quand on mange une cuisine avec une signature, on s’en rappelle, parce qu’il y a quelque chose de positivement différent. Dans le vin, c’est la même chose. Je prends un exemple : j’étais à une dégustation de Derenoncourt à Paris il y a 4 ou 5 ans. Ce qui m’a énormément touché, c’est que j’ai goûté une vingtaine de vins de Saint-Emilion et de ses satellites qu’il conseillait, et j’ai dégusté vingt vins du même millésime totalement différents. Et ça, ça me fait plaisir !