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Champagne : 5 ans après l’UNESCO, entretien avec Pierre-Emmanuel Taittinger

Auteur

Yves
Tesson

Date

26.06.2020

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À l’occasion du cinquième anniversaire de l’inscription de la Champagne sur la liste du patrimoine mondial, Terre de vins est allé rencontrer Pierre-Emmanuel Taittinger, président de la Mission UNESCO, pour l’interroger sur le bilan et les projets de l’association.

La Mission UNESCO invite tous ceux qui veulent la soutenir à se filmer en train de souffler une bougie et la passer hors caméra*. Le montage final sera publié le 4 juillet, date anniversaire du classement. Quel sens donnez-vous à cette opération de communication ?
La mission UNESCO, ce n’est pas une entreprise, ce n’est pas l’éducation nationale, ce n’est ni du privé, ni du public. C’est une espèce d’étoile qui gravite autour de la planète champagne, qui je l’espère rayonne, et sert un peu de boussole de valeurs pour nous tous. C’est une lumière allumée, nous sommes des éveilleurs des consciences. Et puis, il y a l’idée d’une course de relai : ce patrimoine dont nous avons hérité, comment faire pour réussir à le transmettre aux générations futures ? Cette passation de bougies, c’est une bonne manière de résumer notre vocation.

Pouvez-vous revenir en quelques mots sur les caractéristiques de l’inscription de la Champagne au patrimoine mondial ?
L’inscription de la Champagne a d’abord été une victoire collective, portée par Pierre Cheval et son équipe, avec le soutien des régions, des départements, des villes, des villages, des vignerons, des maisons de champagne, de grands mécènes, comme le Crédit agricole qui nous a soutenu depuis le début. Ce sont trois zones cœurs qui ont été retenues : les Coteaux historiques autour d’Hautvillers, l’Avenue de Champagne à Épernay, la butte Saint Nicaise à Reims. Mais Pierre Cheval a réussi ce tour de force, pour que tout le monde se sente impliqué – et c’était alors quelque chose de très novateur – de créer en plus une zone d’engagement qui couvre l’ensemble des 319 communes de l’appellation.

Quel bilan tirez-vous de ces cinq premières années ?
Depuis cinq ans, nous avons d’abord rempli les tâches classiques qui incombent aux missions UNESCO et qui concernent la mise en valeur des biens, la signalétique… Mais nous avons voulu aussi réfléchir aux éléments en Champagne qui pourraient entrer en résonance avec les valeurs que porte l’UNESCO, c’est-à-dire la paix par la science et la culture. On a pensé que le thème des réconciliations nous revenait parce que les deux grands pays fondateurs de l’Europe, la France et l’Allemagne, se sont réconciliés ici, à Reims, en Juillet 1962. C’est sous les voûtes de la Cathédrale, elle-même classée au patrimoine mondial, qu’Adenauer et de Gaulle ont été reçus par Monseigneur Marty et mon père, Jean Taittinger, qui était député maire de la ville. On a pensé qu’il fallait élargir ce thème et avancer sur la réconciliation avec l’environnement, le patrimoine, l’homme avec soi-même lorsqu’il a connu des moments tragiques : accident de voiture, handicap psychologique etc…

Comment avez-vous procédé pour rendre concrète cette thématique de la réconciliation ?
On a créé le séjour des réconciliations avec une marche et un dîner caritatif. Ce sont des événements pour que le grand public s’approprie cette inscription et ne passe pas à côté, sinon cela peut rester une affaire d’élus et de fonctionnaires. La mission Unesco c’est un peu une auberge espagnole, on n’y trouve que ce qu’on lui donne. Il faut donc que les gens s’engagent.
Le dîner est important pour nous parce qu’il est l’expression d’une générosité champenoise, à laquelle je crois. C’est vrai que la Champagne a beaucoup souffert pendant la guerre, mais elle a également beaucoup reçu avec cette prospérité autour de la bulle, ses grappes magnifiques. Je pense donc qu’elle doit aussi marquer sa générosité. Ce dîner est là pour ça, pour montrer que les Champenois sont aussi généreux, ouverts vers les autres, vers le monde. Pour prolonger cette action, j’aimerais d’ailleurs faire un jumelage entre la mission Champagne et une mission dans le monde qui aurait peu de moyens et que nous serions en mesure d’aider. Les missions jumelées s’apporteraient un regard. Cela pourrait être un site algérien ou d’Afrique noire, un pays avec lequel la France a des liens forts et avec lequel il y aurait peut-être aussi un travail de réconciliation à approfondir.

Un autre grand axe de votre mission s’articule autour de l’embellissement…
Oui, la Champagne a été fortement marquée par les stigmates de la Première Guerre mondiale, des dizaines de villages ont été rasés et reconstruits de manière anarchique en fonction de la prospérité économique naissante. Autour des villes, on a bâti en bardages les zones artisanales, les fameuses boîtes où on a installé les enseignes à succès, sans effort architectural, sans réflexion d’embellissement. Depuis cinq ans, nous nous efforçons d’amener les élus à une prise de conscience, et nous essayons de travailler avec eux pour qu’ils soient davantage vigilants sur les implantations sauvages, les affichages qui défigurent les abords d’une agglomération… Cela nécessite tout un travail de repérage. Parfois on passe tous les jours devant une verrue mais on ne la voit plus, alors que la retirer n’est souvent pas très onéreux.
Il s’agit de faire en sorte qu’il y ait une harmonie générale du territoire champenois, comme on peut en trouver en Angleterre, en particulier dans le Kent. Cette cohérence architecturale de l’autre côté de la Manche est due au fait que ce ne sont pas seulement les élus qui décident des permis de construire, ce sont des collectifs dans lesquels il y a des urbanistes, des architectes, des fonctionnaires, des privés, des élus, un conseil de 30 ou 40 personnes qui votent et peuvent mettre leur véto à l’implantation d’une entreprise. En France, au contraire, un élu est presque tout puissant, et s’il n’approuve pas un permis de construire, il sait qu’il va perdre des voix. Le résultat se lit dans le paysage.
Pour récompenser les communes, les maisons, les vignerons ou même les particuliers qui ont fait un effort d’embellissement, nous avons créé le prix Pierre Cheval. Nous avons aussi lancé il y a deux ans les opérations « coteaux propres » qui sollicitent les bénévoles pour le ramassage des déchets. Tout cela, ce sont des petites choses faites avec peu d’argent mais qui peuvent avoir sur le temps long un impact majeur. Cette mission est essentielle et nous allons bientôt embaucher une troisième personne qui s’y consacrera de manière exclusive.
La mission UNESCO n’a pas de pouvoir hiérarchique, mais elle a un vrai pouvoir moral. Et maintenant on se rend compte que lorsque l’UNESCO donne son avis sur telle ou telle question, et bien c’est assez majeur. Nous avons renforcé les travaux du Conseil scientifique, où siège une vingtaine de personnes, qui apportent beaucoup de compétences, de savoir-faire : nous avons dans cette équipe des architectes de renom, des paysagistes, des urbanistes, des historiens… et ce ne sont pas de simples figurants.

Vous êtes aussi très impliqués sur la question des éoliennes et des méthaniseurs…
Nous considérons que si les terres appartiennent à des particuliers, les paysages appartiennent à tout le monde. Et qu’il n’est pas question, pour des raisons qui n’ont pas toujours un caractère économique et écologique prouvés, qu’on massacre, qu’on banalise les paysages de Champagne avec des éoliennes à tout va. Il faut se rappeler qu’une éolienne de 240 mètres de hauteur, c’est un socle en béton de 1700 tonnes, des oiseaux morts tous les mois…
La Marne est déjà un des premiers départements éoliens de France, je pense que là aussi, on a sûrement beaucoup agi pour faire prendre conscience aux élus qu’il y avait un sujet : leur regard n’est plus du tout le même qu’il y a cinq ans, il a même évolué au niveau supérieur de l’État où on se rend compte que la France a un atout touristique considérable, en Champagne je rajouterais aussi « œnotouristique » ! Avec l’inscription, nous avons vu une augmentation de 15 à 20% du nombre de visiteurs.
Les voisins, qui, à la différence du propriétaire, ne touchent aucune indemnité, mais subissent les nuisances, devraient être consultés. Après, nous ne sommes pas des extrémistes, nous avons fait des chartes : une charte de l’éolien, une charte de la méthanisation et du photovoltaïque qui constituent des guides pour expliquer ce qu’il faut faire et ne pas faire…

Il y a le patrimoine matériel, mais il y a le patrimoine immatériel aussi, la culture, les sciences humaines. Quels sont les projets de la mission dans ce domaine ?

C’est une dimension qu’il faut que nous développions et nous avons déjà proposé des conférences lors de nos événements, en invitant par exemple Franck Ferrand. Il y a une dérive qui fait que le vin est devenu une véritable religion. Je vois des gens qui prient devant des bouteilles, c’est un peu excessif… Pour moi, au contraire, le vin est un prétexte, ce n’est pas une finalité. Nous sommes les outils du bonheur, mais pas le bonheur en lui-même. Ce qui fait un bon repas, c’est peut-être 5 % les plats, 5 % la qualité des vins, mais l’essentiel reste l’échange humain, et pour cela, la culture est indispensable. Le rôle de la Mission Unesco, c’est donc aussi de diffuser cette culture, de l’entretenir.

*En envoyant la vidéo avant le 30 Juin à l’adresse suivante : cmcdechampagne@gmail.com