Accueil Pierre Seillan, vigneron globe-trotter

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

24.10.2019

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On connaissait les flying winemakers, il y a aussi les vignerons globe-trotters. Pierre Seillan ne cesse de parcourir le monde : un jour en Sonoma, un jour en Toscane, un jour à Saint-Émilion, un jour dans le Gers. Pour ce Gascon pur jus qui n’a rien perdu de son accent chantant, faire du vin est une aventure sans frontières.

Quelle heure est-il ? À Saint-Émilion, il est seulement 11 heures du matin. Mais pour Pierre Seillan, qui est arrivé il y a quelques jours à peine de Californie pour superviser les vinifications au château Lassègue, on sent que le décalage horaire n’est pas tout à fait digéré. Peu importe la fatigue, il est déjà « la tête dans les décuvages », parachevant l’accouchement du millésime 2019 qui avait été jusqu’ici suivi par son fils Nicolas. À quelques mois de ses 70 ans et pour son 52ème millésime, le vigneron globe-trotter n’a rien perdu de son énergie mais sait qu’il peut s’appuyer sur ses deux enfants – sa fille Hélène, son fils Nicolas – pour l’aider activement à gérer les quatre propriétés dont il a la responsabilité. Pas si simple lorsqu’on doit jongler entre la Sonoma Valley, Saint-Émilion, la Toscane et le Gers ! Telle est la vie d’un vigneron globe-trotter.

Horizons lointains

Revenons quelques années en arrière. Natif de Montestruc dans le Gers où sa famille possède des terres et des vignes, le jeune Pierre Seillan (« un chenapan » comme il se définit lui-même) a la bougeotte. Bien qu’attaché à sa Gascogne natale, il a envie d’horizons lointains et de défis à relever. Dès le milieu des années 1970, il se forge une première expérience agricole en Californie. De retour en France, il se spécialise dans le vin – trois ans dans la Loire, vingt ans au sein de la maison de négoce bordelaise Cheval Quancard. En 1995, il rencontre le milliardaire américain Jess Jackson, qui lui confie un projet fou : produire un grand vin « à partir de zéro » en Sonoma Valley. Trois ans après naît Vérité, un vin-mosaïque composé à partir de terroirs méticuleusement choisis et décliné en trois cuvées (La Muse, Le Désir, La Joie). Robert Parker succombe, Vérité s’envole.

Mais les deux hommes ne s’arrêtent pas là. En 2002, ils investissent ensemble en Toscane (Domaine Arcanum) et en 2003, reprennent le château Lassègue en Saint-Émilion Grand Cru. C’est Pierre qui repère cette propriété de 37 hectares située sur de beaux terroirs argilo-calcaires de Saint-Hippolyte et en devine le potentiel qualitatif. Jess Jackson décède en 2011, mais son épouse Barbara et sa famille continuent de laisser la création des vins à Pierre Seillan. Ainsi, depuis plus de vingt ans, ce Gascon volant se partage entre la Californie, l’Italie et le Bordelais, sans oublier de revenir dans son Gers natal où il redresse le vignoble familial, Bellevue-Seillan, en Côtes de Gascogne : 15 hectares de vignes patiemment replantés et restructurés, dont on devrait très bientôt vous reparler.

2019 à Saint-Émilion

Pour l’heure, Pierre est à Saint-Émilion pour prendre le relais de son fils Nicolas, qui a supervisé les vendanges à Château Lassègue. Le millésime 2019 qui est en cuves a tout pour le réjouir : « tous les millésimes sont passionnants, mais celui-ci l’est particulièrement. On est passé par beaucoup d’émotions. Le débourrement s’était très bien passé mais on sait qu’avec la lune rousse, jusqu’au 15 mai on n’est jamais serein. Et ça n’a pas manqué, il y a eu un épisode de gel qui nous a un peu touchés en pied de côte. Dans l’ensemble on n’a pas trop à se plaindre, les meilleurs terroirs de Lassègue n’ont pas été frappés, mais ce coup de froid nous a fait perdre l’avance que l’on avait. Ensuite on a eu du beau temps, des traitements très échelonnés, la floraison s’est passée de façon très homogène en une dizaine de jours, ce qui a été favorisé par notre exposition sud-ouest ». Puis est arrivé l’été, avec les conditions de chaleur et de sécheresse que l’on sait. « Le bon côté de l’été 2019 c’est que contrairement à 2018, nous avons peu subi de pression mildiou, donc on a fait peu de traitements. La véraison a bien démarré, mi-juillet cela avait bien commencé – c’était même un peu précoce. Les argiles retenant la fraîcheur et l’humidité, la vigne a bien encaissé les chaleurs estivales, mais ça s’est quand même ralenti à un moment. Les pluies de fin août / début septembre ont fait du bien, et les températures ont permis d’attendre les bonnes maturités, sans pression botrytis. Au final, au moment de la floraison on pensait commencer à ramasser vers le 15 septembre mais le millésime aura été plus tardif que prévu ».

Les vendanges se sont déroulées du 24 septembre au 9 octobre. Ici comme ailleurs sur la rive droite, il fallait être très attentif aux niveaux d’alcool. « Il ne fallait pas ramasser trop tard, mûr mais pas cuit », souligne Pierre Seillan qui a su contenir les degrés entre 13,8° et 14,8° sur les merlots (65% de l’encépagement de Lassègue) et compte sur les cabernets francs (30%) et cabernets-sauvignons (5%) pour équilibrer l’ensemble. « On replante de plus en plus de cabernets, qui devraient à terme atteindre 45% de l’encépagement », explique-t-il. « Le cabernet franc, c’est la Rolls de Saint-Émilion, il permet d’avoir plus de structure et moins d’alcool. Partout où je fais du vin, y compris en Californie, il apporte cette touche de classe supplémentaire ». À en juger par les premiers jus, ce millésime s’annonce comme une réussite. « Il faut attendre que les malos se fassent pour se prononcer définitivement, mais pour l’instant on a de la couleur, du fruit, de bons pH, de belles acidités (plus qu’en 2018), ça se dirige vers des vins équilibrés, avec de la rondeur et de l’élégance. Ce n’est pas sans me rappeler 1982 ». Et des volumes en plus ! 48 hl/ha annoncés.

Un prochain grand cru classé ?

De Bordeaux à la Californie, le credo de Pierre Seillan est de défendre « des vins sur l’énergie, qui s’inscrivent dans la durée, avec des élevages discrets. Le bois est au service du vin, il doit être là comme un fantôme dans un château ». Mais comment gère-t-il ses quatre casquettes de vigneron ? « Je me nourris de chaque lieu dans lequel je fais du vin. Il faut s’adapter à chaque terroir, le comprendre, ne pas chercher à dupliquer des recettes. Bref, être un vigneron. Le fait de produire du vin dans quatre régions aussi différentes m’empêche de me scléroser dans un monologue de viticulture et de vinification. Chaque millésime, chaque lieu est tellement différent ! Je passe de l’influence de l’Atlantique propre à Bordeaux, à l’influence du Pacifique en Sonoma, au vent d’Autan dans le Gers, puis aux conflits entre Méditerranée et Adriatique, nord et sud en Toscane… » Et quel est le fil conducteur entre tout ça ? « Le fil conducteur, c’est de rester un vigneron, être un terrien. Rester connecté à la vigne, à sa terre, pour faire des vins de cru ». Une verticale des sept derniers millésimes signés à Lassègue, agrémentée de deux millésimes de Bellevue-Seillan, nous permet de juger sur pièces cette philosophie de « vin de cru » et de constater, comme une évidence, la progression en qualité et en précision. L’histoire est encore récente et beaucoup de chapitres restent encore à écrire car une « marque » ne s’installe pas du jour au lendemain – c’est également valable pour Vérité. Mais pas de doute, Château Lassègue a les arguments pour jouer dans la cour des grands. Avec un œil vers le prochain classement ? Pierre Seillan n’évacue pas l’idée, loin s’en faut. Affaire à suivre.

Lassègue 2011 : nez réglissé, fumé, légèrement truffé. De l’ampleur, un fruit noir à point et du menthol. Le vin est droit, sapide, la chair est allongée, la trame minérale et la finale salivante, saline. Il appelle la table.

Lassègue 2012 : le nez annonce d’emblée une plus grande proportion de merlot, avec un boisé encore marqué. C’est de toute la série, le millésime dont l’élevage est le plus prégnant. Pulpeux, souple, presque pomerolesque dans son style, il s’appuie sur des tanins soyeux, une bouche ronde et grasse. Un vin aimable et gourmand, avec une finale un peu courte à ce stade.

Lassègue 2013 : une bonne surprise. Dans un millésime qui a été très difficile à Bordeaux, Pierre Seillan n’est pas allé chercher ce que le vin ne pouvait pas donner. Registre discret, floral, petit fruit à noyau, une trame pimpante, friande. Aucune dureté ni astringence, une touche acidulée sur la finale, une jolie matière bien travaillée.

Lassègue 2014 : on revient à un style « classique » avec ce 2014 élégant et feutré, au nez profond, qui ne se hausse pas du col. La bouche est charnue, juteuse bien centrée, avec des tanins ciselés, un fruit al dente, sans exubérance, légèrement sanguin. Un vin qui n’est pas sans évoquer un beau rouge de Loire dans son style élancé, énergique. Finale salivante, portée par de beaux amers et une trace calcaire sur la langue. Généreux, « de la gaité mesurée » comme dit Pierre Seillan.

Lassègue 2015 : le nez est un peu fermé à ce stade, mais le fruit se montre déjà dense, intense. En bouche le dessin du vin est tout en courbes et volutes, c’est rond, caressant, charnu, sexy. Matière pulpeuse, tanins d’un soyeux indécent, texture crémeuse, élevage bien intégré, c’est un cas d’école du millésime.

Lassègue 2016 : le vrai millésime du siècle, c’est lui, et cela se confirme dès la couleur, intense, profonde. Le nez affiche un superbe éclat, il est précis, fin, engageant. La bouche est ciselée et élancée, énergique, juteuse. Tout est en place. Un vin de texture, de classe et d’équilibre, séveux et racé, qui se déroule avec délice.

Lassègue 2017 : oubliez vos préjugés sur le « millésime du gel », 2017 regorge de pépites. En voici une. Ce vin explose de fruit frais, il est à la fois expressif et fin, très aromatique mais frais, avec un élevage discret. Mis en bouteille il y a moins de deux mois, il est un peu bousculé mais devrait évoluer avec grâce.

En bonus, la dégustation des millésimes 2012 et 2013 de Bellevue-Seillan nous démontre que ce côtes-de-gascogne produit sur sols argilo-calcaires, vinifié en cuves inox et élevé en cuves ciment, a de très beaux atouts à faire valoir. Avec ses deux tiers de merlot (le solde en cabernet-sauvignon et malbec), il pourrait damer le pion à pas mal de bordeaux à l’aveugle ; et c’est valable pour le 2013, étonnamment gourmand. Quand l’on sait le gros travail en cours sur le parcellaire et l’encépagement, et son prix de vente de 12 € TTC, ce vin gersois a le potentiel pour devenir un excellent rapport qualité-prix dans les prochaines années. À suivre de près.