Jeudi 12 Décembre 2024
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06.10.2014
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Au château Palmer, 3ème Grand Cru Classé 1855 (Margaux) qui fête ses 200 ans, les vendanges 2014 feront date : c’est en effet la première fois que l’intégralité des 55 hectares de la propriété est conduite en bio et biodynamie. Entretien avec le Directeur Général Thomas Duroux.
Thomas Duroux, comment se déroulent ces vendanges 2014 au château Palmer ?
Nous avons commencé le 22 septembre, avec des jeunes merlots, qui sont toujours plus précoces que les vieilles vignes. Puis quelques jours après, nous avons vendangé des parcelles très importantes, au cœur du vignoble. Ce sont des merlots très pointus, très subtils et raffinés, majeurs pour l’identité de Palmer, pour lesquels ont ne veut pas prendre le risque d’avoir de la surmaturité.
Quel était l’enjeu, justement, pour un millésime comme celui-ci ?
Justement, sur ces merlots, les ramasser au bon moment. Donc nous les avons vendangés, puis nous avons repris le 29 septembre, sur d’autres merlots qui ont atteint un joli stade de maturité. Je n’ai pas le souvenir d’équilibres similaires sur les dix dernières années : on a des degrés assez élevés, de jolies maturités phénoliques, des acidités assez marquées (mais c’est encore trop tôt pour le juger), on n’a pas d’énormes concentrations car les baies sont relativement importantes… Ce que je sens, c’est un style de merlot assez droit, assez précis, avec une certaine matière, sans tomber dans l’opulence d’un 2009 ou d’un 2005.
On a parlé des merlots, comment se présentent les cabernets ?
La récolte du gros des cabernets doit se dérouler cette semaine, sachant que les prévisions météo des jours à venir représentent une véritable inconnue. Si la pluie s’invite, il va sans doute falloir être très réactif… La préoccupation sur ce cépage étant le niveau de maturité aromatique et la présence de méthoxypyrazine, cette molécule qui donne le fameux « goût de poivron vert » au cabernet pas assez mûr. Ce que nous avons goûté jusqu’à présent est assez rassurant, une nouvelle fois grâce à ce mois de septembre, mais cela va se jouer à deux ou trois jours pour que les cabernets les plus tardifs soient parfaitement à point.
Comment avez-vous vu évoluer ce millésime 2014, entre un été difficile et cette belle arrière-saison ?
Cet été, on n’était pas très optimiste, c’est sûr. Au moment du débourrement, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas un énorme potentiel de récolte, ce qui s’explique en partie par les conditions météo difficiles de l’année précédente. Ensuite, la floraison s’est relativement bien passée. Puis nous avons eu une saison où il a plu assez régulièrement. Il a donc fallu gérer la pression mildiou. La véraison a un peu traîné, on craignait donc d’avoir de l’hétérogénéité d’une grappe à l’autre, mais finalement ce n’est pas le cas, tout s’est nivelé grâce à ce très beau mois de septembre. Ce qui est surtout important pour nous, qui avons commencé nos essais en biodynamie en 2008, c’est qu’en menant la vigne de cette façon, on gagne 4 à 5 jours en maturité.
2014, c’est donc le premier millésime intégralement mené en bio et en biodynamie à Palmer. Quel a été le chemin pour en arriver à ce stade ?
Il y a eu deux éléments concomitants dans la prise de décision. En 2007-2008, on s’est lancé dans une étude fascinante sur la potentialité agronomique de la propriété, sur sa diversité pédologique, qui nous a permis de cartographier avec précision les variations de vigueur du vignoble. L’idée du bio et de la biodynamie est apparue en parallèle. Le bio, ce sont des règles à suivre. La biodynamie, c’est plus délicat, nous avons donc mené des expérimentations sur une double parcelle de deux hectares, et les résultats ont été concluants. L’année suivante, nous avons déployé sur trois hectares de plus. Et en août 2010, en discutant avec la directrice technique Sabrina Pernet, on s’est dit : « on n’a pas le choix, on y va à 100% ».
Pour vous, cette démarche est une évidence ?
Absolument. C’est l’ordre des choses. Nous ne nous sommes pas lancés d’un coup, il nous a d’abord fallu le temps de prendre nos marques, de comprendre les mécanismes de la biodynamie. Ensuite, les propriétaires de Palmer n’ont pas été si longs à convaincre. Ils nous ont dit : « OK, allez-y, mais on n’acceptera pas que vous mettiez en péril la propriété ». A partir de 2010, on a progressivement augmenté la surface conduite en biodynamie. En 2013, nous étions à 33 hectares sur 55. C’était un millésime extrêmement difficile, et pourtant nous avons réussi à protéger le vignoble aussi bien qu’en conventionnel. Là nous savions que nous étions prêts, que le vignoble était prêt.
Et donc en octobre 2013, vous passez l’intégralité du vignoble en bio et biodynamie…
Il y a deux aspects. D’abord sur la protection phytosanitaire. Avec le bio, on n’a plus comme moyen (curatif ou préventif) que du soufre et du sulfate de cuivre. Ce sont des produits de contact et à chaque pluie, il faut repasser. Cela nécessite une organisation adaptée (en matériel, en effectifs) et une grande présence à la vigne. Nous avons donc évolué dans ce sens. Ensuite, il y a la biodynamie, c’est-à-dire la lecture des théories de Rudolf Steiner, que l’on peut interpréter de bien des façons, mais que l’on résume ici simplement : avec l’agriculture productiviste de l’après-guerre en Europe, on a traité les plantes comme des usines, qu’on devait alimenter et calibrer pour qu’elles soient opérationnelles en toutes circonstances ; la biodynamie invite à reprendre de la hauteur, et à dire : « le vignoble de Château Palmer, c’est un ensemble, c’est un organisme. Cela part du sol et cela va jusqu’à l’atmosphère, cela englobe toute la faune et la flore qui l’entoure, et il faut recréer une harmonie entre tous ces paramètres. » L’explication n’est plus seulement dans la vigne, elle est autour. Et ça, ça nous a beaucoup parlé.
Alors quelles sont les applications de la biodynamie à Palmer ?
On travaille plein de sujets. Cela va de la préparation des tisanes aux cycles de la matière (par exemple, nous avons introduit des brebis dans les vignes, de novembre à mars, pour brouter et fertiliser nos parcelles), en passant par le travail des sols (enherbement naturel pour privilégier la diversité de la flore), l’appréhension de toute la végétation alentour… Nous allons mettre deux vaches dans une prairie voisine, avec pour objectif à terme d’être autonomes dans la production de notre propre compost. On n’invente rien, c’est juste une propriété qui retrouve son harmonie. Y compris sur le plan humain : l’année dernière, quand les brebis sont arrivées, toute l’équipe du château est venue les voir, et tout le monde revenait avec le sourire. Du coup, on a même pris un chien, pour s’occuper des brebis !
Jusqu’où allez-vous dans l’interprétation des travaux de Steiner ?
Nous regardons tout de près, mais avec un œil critique. Nous n’appliquons rien par dogmatisme. Si on fait quelque chose, c’est qu’on en voit le sens ou le résultat. L’utilisation de la silice de corne, cela donne des effets concrets. Les jours fruits et les jours racines, on a fait des essais, mais il y a encore beaucoup de choses à creuser. Nous abordons les questions simplement, progressivement, avec pragmatisme. Nous avons une propriété de 55 hectares, 25 personnes travaillent à la vigne, et il n’est pas envisageable de prendre une direction sans que chacun soit convaincu de la démarche. Il y a donc un gros travail d’échange et de collaboration.
Au niveau du style des vins de Palmer, avez-vous vu une évolution ?
C’est trop tôt pour le dire. On a quelques exemples parlants : en 2011, sur une parcelle qui présente des qualités disparates, on a senti clairement l’apport de la biodynamie. Après, il ne s’agit aucunement de changer le style de Palmer. Mon feeling, c’est qu’en allant dans cette direction, on renforce l’identité de chaque parcelle. Et j’ai effectivement l’impression que nos parcelles, notamment les plus nobles, s’expriment de plus en plus clairement grâce à la biodynamie.
Du point de vue du consommateur, demain, quels labels figureront sur une bouteille de Palmer ?
Si vous me demandez si l’on va vers une certification, la réponse est oui. Aujourd’hui, nous avons 20 hectares certifiés bio par Ecocert, et qui seront certifiés en biodynamie par Demeter, comme l’ensemble du vignoble quand les trois années règlementaires seront révolues – c’est-à-dire en 2017. Cela nous semble cohérent et transparent. Après, est-ce que l’on veut mettre ces labels sur l’étiquette ? Aujourd’hui, je dirais non. Je ne voudrais pas que ce soit un argument commercial. Si les amateurs achètent du Palmer, ce n’est pas parce que c’est bio, mais parce que c’est bon. Mais nous verrons le moment venu.
Sur cette question du bio et de la biodynamie, en tant que Grand Cru Classé 1855, vous ne voulez pas vous poser comme éclaireur, au même titre qu’on Pontet Canet ou un Durfort Vivens ?
Il serait bien prétentieux de vouloir donner des leçons à qui que ce soit. Mais de façon générale, je pense que c’est un mouvement inéluctable, oui. D’abord parce qu’on ne peut pas assurer la pérennité d’un terroir en continuant à balancer des saloperies, on ne peut pas continuer à faire prendre des risques aux personnes qui travaillent à la vigne. Enfin, il est incompréhensible pour un amateur de vin qu’un Grand Cru Classé ne fasse pas l’effort d’être en bio, alors qu’un petit vigneron qui vend sa bouteille quelques euros et qui en vit difficilement, a consenti cet effort. Aujourd’hui, presque tous les crus classés font des essais en bio ; certains y vont doucement, car ils estiment que c’est une prise de risque. Moi je pense qu’il s’agit juste de se donner les moyens de le faire, mais je suis convaincu que d’ici quelques années, tout le monde franchira le pas. C’est un mouvement fort qui correspond à une autre manière d’appréhender l’agriculture, dans le cadre de ce que nous faisons : c’est-à-dire du goût, de la complexité, du rêve. Pas seulement de l’alimentaire.
Propos recueillis par Mathieu Doumenge
Photos DR et Nicolas Joubard
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